«C'est quoi votre problème, madame, vous êtes nazie?»

Catherine Kozminski était en train de dire à ses étudiants qu'il leur fallait tenter de comprendre les sources de la haine. Et que, pour y arriver, il pourrait même leur être utile de lire Mein Kampf.

«C'est quoi votre problème, madame, vous êtes nazie?»

La jeune prof de français a reçu la question comme un coup de poing en plein coeur. De toute évidence, le cégépien qui l'avait lancée n'en mesurait pas la gravité.

«Je vais vous raconter une histoire», a fini par dire la professeure à ses élèves.

Catherine a alors raconté cette histoire, qu'elle porte en elle depuis qu'elle est toute petite. L'histoire de son grand-père, Ignace Kozminski (1919-1945), Polonais né en France, qui était dans la Résistance. Il rêvait d'une nation de paix pour son fils. Il est mort dans un camp de concentration nazi.

Jusqu'à tout récemment, dans le coeur de ceux qui l'aiment, Ignace Kozminski n'était pas vraiment mort. Jusqu'à tout récemment, Ignace Kozminski n'était qu'un «disparu» de l'Holocauste. Son destin était une énigme. Trois points de suspension suivaient son année de naissance. Son fils, Jean-Paul, qui n'avait qu'un an au moment de la disparition, espérait tout de ces trois petits points. Après 60 ans d'absence et de questionnements, il n'osait pas abandonner l'idée de revoir son père.

D'aussi loin qu'elle se souvienne, Catherine a été hantée par l'histoire tragique de son grand-père inconnu. Elle sentait que les blessures de son père étaient aussi les siennes. À un point tel que, pour exorciser tout cela, pour tenter de comprendre la folie humaine, elle a décidé de se spécialiser dans le témoignage de guerre.

Elle y a consacré son mémoire de maîtrise, est devenue boulimique de récits et de films de guerre. Et elle travaille désormais à l'écriture d'un roman sur le sujet.

Dans un café du Vieux-Montréal, j'ai rencontré cette professeure de 30 ans, mère de trois enfants, vive et lumineuse. Elle voulait me parler de son grand-père inconnu, de tous ceux qui sont morts comme lui, de tous ces survivants, écorchés vifs, qui traînent leurs morts de génération en génération. Elle voulait me dire que cette mort qu'ils traînent, cette mort qu'elle traîne aussi par la force des choses, si on ne l'oublie pas, c'est aussi la vie. Que celui qui veut la paix commence par connaître son histoire tachée de guerres. Qu'il commence par écouter les hurlements des témoins de l'horreur.

Avec empressement, elle a sorti de son sac une grande enveloppe sur laquelle est inscrit le prénom de son père, Jean-Paul. «C'est l'enveloppe la plus précieuse», a-t-elle dit, en retirant une photo noir et blanc de ses grands-parents Kozminski, suivie d'une note qui semble avoir été écrite à la hâte sur un papier froissé. «Suis parti pour destination inconnue. Arrêté à Jargeau. Prévenir ma femme S.V.P.» Ce sont les derniers mots griffonnés par Ignace Kozminski un jour du mois d'août 1944, avant qu'on n'ait plus de nouvelles de lui. Une bouleversante lettre d'adieu jaunie par le temps.

C'est la Croix-Rouge qui a remis la note à la grand-mère de Catherine, en y joignant ce court message: «Ci-joint un petit mot de votre mari que j'ai vu hier en bonne santé et qui après avoir quitté Fresnes attendait son départ pour l'Allemagne. Il avait un excellent moral et espérait pouvoir vous revoir bientôt.» Le «bientôt» n'est jamais arrivé. Et Ignace n'est jamais revenu.

Ainsi, pendant 60 ans, le destin d'Ignace Kozminski est demeuré un mystère. Pendant 60 ans, son fils Jean-Paul, arrivé au Québec à l'âge de 19 ans, a cherché à le résoudre. Pendant 60 ans, il a porté sa peine en silence. Qu'était-il arrivé à son père? Était-il devenu amnésique? Avait-il refait sa vie? Avait-il été tué? Avait-il souffert? Jean-Paul a tenté de suivre quelques pistes. En vain.

Les années ont passé. Le mystère demeurait entier. La douleur aussi. Ce sont finalement les petits-enfants d'Ignace Kozminski qui ont tenu à poursuivre les recherches. Alexandre, le grand frère de Catherine, s'est rendu en Allemagne pour en avoir le coeur net. De cette quête, il a tiré il y a deux ans un récit touchant, Le nerf de la paix, un documentaire où il réfléchit sur l'horreur des guerres tout en marchant sur les pas de son grand-père. Des indices laissaient supposer qu'il avait été emmené vers le camp de concentration de Buchenwald. Il est allé voir sur place. Il a retrouvé les preuves de sa mort, soigneusement consignées par les nazis.

Après 60 ans de recherches têtues, les morceaux du funeste casse-tête ont enfin pu être recollés un jour d'octobre 2005. Ignace Kozminski avait été déporté le 14 août 1944 à bord du dernier convoi nazi, tout juste avant la libération de Paris. De Buchenwald, il avait été envoyé dans deux autres camps. Il y a survécu durant six mois dans des conditions inhumaines. Il est mort le 25 février 1945, sans doute de froid et de faim. Il n'avait que 26 ans. Par un curieux détour du destin, c'est son petit-fils qui est allé annoncer la triste nouvelle à tous ceux qu'il avait laissés derrière lui. C'est lui qui a annoncé à son père et à sa grand-mère, qui s'est remariée après la guerre, ce qu'au fond ils savaient déjà : il était orphelin, elle était veuve.

«Penses-tu qu'il est mort pour rien?» a-t-il demandé à sa grand-mère. Elle a hésité, elle a soupiré en haussant les épaules. «Si, il est mort pour rien.» Et puis elle a ajouté: «Mais d'un autre côté, non! Non! C'est un témoin de la barbarie qui peut-être donnera à réfléchir.»

Sur les lieux de la mort d'Ignace Kozminski, son petit-fils a ramassé une pierre. De retour au Québec, il l'a remise à son père en guise de pierre tombale. Son père, officiellement orphelin, pouvait enfin commencer son deuil, entouré de sa famille.

«Cette pierre, c'est aussi la vie pour nous », observe Catherine. Depuis qu'elle «sait», le 25 février est devenu pour elle jour de recueillement. Un jour où elle a surtout envie de rendre hommage à son père. Car s'il ne se passe pas une journée sans qu'elle pense au destin tragique de son grand-père, elle refuse de porter cette histoire de barbarie comme un simple fardeau. De cette noirceur, elle tire aussi de la lumière. «Cet héritage, c'est un cadeau malgré tout», dit-elle avec conviction. Un héritage humaniste, un héritage de tolérance, qui s'exprime par une envie profonde d'éveiller la conscience de ses élèves devant les guerres et leurs ravages. Une envie de vivre intensément aussi. Un devoir de mémoire. Et un devoir de vie. À la mémoire d'Ignace Kozminski.