J'ai toujours été fascinée par ces idéalistes qui, du jour au lendemain, décident de tout plaquer pour bâtir un nouveau projet de vie. Samy Thomas et Catherine Ste-Marie sont dans cette catégorie-là.

Il y a six ans, ils habitaient Montréal. Elle, doctorante en biologie. Lui, propriétaire d'une entreprise de construction. Ils gagnaient très bien leur vie. Et puis, lorsque Catherine est tombée enceinte, le couple a amorcé une réflexion. Ils rêvaient d'autre chose pour leur enfant à naître. Ils voulaient changer de vie. Du jour au lendemain, inspirés par un ventre rond, ces deux urbains qui n'avaient jamais cultivé un jardin ont décidé d'aller s'installer dans la campagne profonde pour y cultiver la terre. «On voulait quitter la ville et avoir un projet commun», raconte Samy.

 

Quelques mois après la naissance de leur fils Loup, Samy et Catherine ont trouvé l'endroit où ils transplanteraient leur vie. Une ferme située dans les montagnes, à Notre-Dame-de-la-Salette, en Outaouais. Un village de 650 habitants. Une belle forêt. Un peu de champ. Un étang. C'était beau. C'était tranquille. «On est tombés en amour avec le coin.»

En allant s'installer à la campagne, Samy et Catherine voulaient avant tout tourner le dos à la surconsommation, au bruit médiatique, au stress de la ville. Ils ont baptisé leur ferme Les Jardins du lièvre, du nom de la rivière qui longe leur village. Ils y ont deux chiens, des poules pondeuses, une oie, des poulets, des canards et des dindes. Ils cultivent plus de 200 variétés de légumes biologiques. Et ils y accueillent chaque année des «wwoofers» (Willing Workers on Organic Farms), des gens intéressés à venir vivre le travail de la ferme. En échange d'un coup de main, on leur offre le gîte et les repas. Ils ont ainsi reçu des fermiers d'occasion venus de partout dans le monde, portés par toutes sortes d'aspirations allant d'un désir de changer le monde à une volonté de changer d'air. Dans un coin de pays plutôt homogène, le programme est aussi une belle façon de permettre à leur fils de rencontrer des gens d'ailleurs.

Samy et Catherine ont appris sur le tas à devenir des fermiers, sous le regard sceptique de certains «vrais» fermiers qui gageaient que ces agriculteurs néophytes ne resteraient pas plus de deux ans. Et puis, le temps a passé. En 2007, ils ont gagné un prix de la relève en agriculture dans leur région. Peu à peu, ils n'étaient plus des intrus égarés sur une ferme. La ferme les habitait, vraiment. Quand leur vieux chien est mort, leur fils qui venait d'avoir 4 ans a demandé, le plus naturellement du monde: «Est-ce qu'on va le manger?» Samy a eu un petit frisson. «On a réalisé que notre fils était un vrai fermier.»

J'écoutais Samy me raconter son parcours et, même si l'on ne se connaît pas, j'avais cette vague impression de le connaître un peu. Grâce au blogue Ma campagne profonde que rédigeait Catherine jusqu'à l'an dernier, j'étais de ces lecteurs qui fréquentaient de façon virtuelle la famille. Très vite, je suis devenue accro aux récits de cette blogueuse de talent. Elle se décrit comme «éclectique sans être dilettante, maman, Ph. D. biologie, fermière (maraîchage biologique), ceinture rouge au taekwondo et apprentie karatéka, artiste manquée, ex-globe-trotter sédentarisée, utopiste un peu névrosée». J'ajouterai qu'elle a du style, une grande profondeur et un regard aiguisé sur la vie. Ses doigts pleins de terre sur son clavier, elle tissait des liens, à basse vitesse, entre ruraux et urbains. Et ce qui est triste pour nous, c'est qu'elle n'a malheureusement plus le temps de bloguer.

Le temps qu'on a et celui qu'on n'a pas... On en revient toujours à ça. Avant d'avoir les pieds plongés dans la terre, Samy et Catherine pensaient qu'être fermiers, ce serait «relaxe». Ils pensaient justement avoir plus de temps pour vivre, pour aller à la pêche, aller camper. En disant cela, aujourd'hui, Samy ne peut s'empêcher de rire. Très vite, il a compris que le métier d'agriculteur était un métier très exigeant et très peu payant. Toutes leurs économies et les REER y sont passés. Tout leur temps aussi. «Finalement, on allait plus souvent à la pêche et plus souvent camper lorsqu'on habitait à Montréal!»

Six ans ont passé. Et ils sont toujours là, même s'ils se sont heurtés à des obstacles de taille. Le plus grand étant l'impossibilité de gagner leur vie avec une petite ferme familiale. Pour arriver à joindre les deux bouts, ils n'ont pu faire autrement que d'avoir un autre emploi. Samy a travaillé comme suppléant à la polyvalente. Et Catherine, qui a terminé son doctorat à la ferme, travaille maintenant comme fonctionnaire à Ottawa.

Jusque-là, Samy avait toujours pensé qu'en travaillant très fort, la famille arriverait à vivre de sa terre. Mais ce n'est pas si simple. «Si on veut faire autre chose que de l'agriculture d'usine, si on veut faire de l'agriculture familiale, ce n'est presque plus possible. Je trouve désolant qu'en tant que société, on ne fasse rien pour cela.»

Un ami agriculteur lui a dit: «Si tu penses faire plus de deux piastres de l'heure en agriculture, oublie ça!» C'est la triste réalité, constate-t-il. L'agriculture paysanne est en crise. Il est plus rentable de vendre sa ferme que d'y travailler. «C'est agréable de vendre ses produits au marché. Mais quand tu travailles pour rien, ça ne fonctionne pas», note Samy. Amer? Quand il voit à quel point l'agriculture n'est pas reconnue au Québec, quand il voit la détresse des agriculteurs, oui, il est amer. «Il y a eu le rapport Pronovost (sur l'avenir de l'agriculture). Il y a des études et des rapports, mais finalement, au bout du compte, on ne fait rien...»

La solution? Pour Samy et Catherine, la solution, ce fut de se lancer dans la transformation. Ils ont décidé de cuisiner leurs légumes biologiques pour créer une gamme de produits qui s'appelle 123 Soleil! : «C'est la seule façon d'être payés pour les heures qu'on travaille.» Ils fabriquent désormais du couscous, de la soupe aux courges et plusieurs autres plats qui font le bonheur des gens pressés. Leurs produits ne sont offerts qu'en Outaouais pour le moment. Mais ils espèrent pouvoir commencer à en vendre à Montréal dès cet hiver.

Des regrets? Non. «On est très contents d'avoir changé de vie», dit Samy, qui est fier d'être un fermier. Changer de vie, il le referait n'importe quand. «Le problème, c'est qu'il faudrait changer l'agriculture...»

Lire «Ma vie, avant et après», pages 6 et 7 du cahier Plus.