Un homme, une femme. L'homme, Montréalais d'origine sino-cambodgienne, se cherchait une femme. Des amis de la famille lui ont montré des photos de Yu Na, jolie Cambodgienne d'origine chinoise. Elle te plaît, Yu Na? Oui, elle lui plaisait.

«Il est venu me voir au Cambodge. Il m'a aimée. Il a proposé de m'épouser. Mes parents étaient d'accord.»

C'est Yu Na elle-même qui me raconte l'histoire, dans son français exquis, teinté d'un accent oriental. Sa voix tremble. Un silence suit chaque phrase. Les larmes montent. Yu Na reprend son souffle.

Sous son air frêle, ce petit bout de femme est une véritable force de la nature. C'est elle qui a insisté pour que nous nous rencontrions. «Ici, on a la liberté de parler. Je connais des filles à Montréal qui vivent la même chose. Il faut qu'elles sachent qu'on peut en sortir.»

Yu Na avait à peine 20 ans quand on lui a présenté son mari. L'homme ne lui plaisait pas particulièrement. Sa mère lui a dit: «S'il est bon, s'il est gentil, c'est ce qui compte, pas la beauté.» Et puis, si cela permettait de vivre dans un pays libre comme le Canada, pourquoi pas? Qui pouvait prédire qu'elle allait s'y retrouver prisonnière?

Ils se sont donc mariés. Dans l'univers dans lequel Yu Na a grandi, les mariages arrangés sont la norme. Les mariages d'amour n'existent pas. L'homme a donc entrepris les formalités de parrainage. Deux ans plus tard, Yu Na a atterri à Montréal, dans la maison de ses beaux-parents. C'est là que tout a déraillé. Son mari avait beau avoir l'air d'un bon gars, il était alcoolique. Lorsqu'il buvait, il devenait fou. Possessif, agressif, contrôlant, il traitait Yu Na comme une poupée dont on peut disposer comme on veut. «La maison était comme une prison pour moi», raconte-t-elle.

Yu Na se sentait seule, très seule. Elle ne savait rien de ce pays, n'y connaissait personne. Elle ne parlait ni anglais ni français. Elle partait le matin travailler à la manufacture, rentrait le soir. Son mari buvait et buvait encore. Ses beaux-parents fermaient les yeux. Elle se sentait étrangère dans sa propre vie. Elle voulait fuir. Mais comment?

Yu Na est tombée enceinte. Son mari buvait et buvait encore. Elle aurait voulu le quitter. Dans le microcosme culturel auquel elle était confinée, cela ne se faisait pas. «Dans cette culture, si tu es divorcée, tu n'as pas de valeur.» Elle pensait que c'était pareil ici. «Je pensais qu'il fallait tout endurer.»

Yu Na a accouché. Son mari buvait et buvait encore. Un jour, elle a pris son courage à deux mains et décidé de quitter sa prison pour de bon. «Quand il a su, il m'a battue.» Jusqu'au sang.

Son bébé dans les bras, le visage tuméfié, Yu Na est allée voir un médecin. C'était un homme d'origine vietnamienne qui parlait aussi chinois. Qu'est-ce qui vous est arrivé? Elle lui a tout raconté en tremblant. Il l'a envoyée au poste de police. «Vous ne pouvez pas retourner chez vous. Parce que vous ne savez pas ce qui pourrait vous arriver.»

Au poste de police, on a posé des questions à Yu Na. «Je ne comprenais rien.» Elle a juste pu balbutier quelques mots en anglais. Elle ne connaissait pas ses droits. «Je ne savais pas si j'avais le droit de porter plainte si quelqu'un me bat. J'étais une poupée.»

Yu Na a été envoyée dans un refuge pour femmes victimes de violence. On l'a hébergée. On a trouvé une interprète pour l'informer de ses droits. On l'a poussée à aller à l'école.

Exit la poupée facile à manipuler. Yu Na est aujourd'hui une femme instruite et indépendante. Exclue de sa communauté, mais libre. Elle a appris le français à la vitesse grand V. Elle a appris l'anglais. Elle a vite décroché son diplôme d'études secondaires. Elle qui avait dû abandonner l'école très jeune au Cambodge, faute de moyens, a réussi à boucler le programme de cinq ans de mathématiques du secondaire en une seule année.

Plus rien ne l'arrête. Yu Na est en train de terminer son programme d'études collégiales. Elle a d'excellentes notes. Elle vise l'université. Elle travaille dans un restaurant pour boucler les fins de mois. Elle s'assure que son enfant ne manque de rien. Elle rêve de devenir professeure de mathématiques. Et de redonner à ces femmes d'ici qui lui ont sauvé la vie. «Je n'oublierai jamais ce qu'elles ont fait pour moi. Un jour, quand j'aurai de l'argent, je vais retourner au centre de femmes et les aider.»

Yu Na vit tout de même dans la peur. Elle craint toujours de croiser son ex-mari. C'est arrivé une fois. Elle est entrée dans un restaurant asiatique. Son sang n'a fait qu'un tour. Il était là, assis à une table. Il venait de laisser tomber une baguette par terre. Il s'est penché pour la ramasser. Quand il a relevé la tête, Yu Na avait disparu.

Que fera-t-elle à Noël? Elle va d'abord essayer de dormir un peu, dit-elle en riant. Elle va surtout étudier pour ses examens de fin d'études collégiales. Elle n'a jamais vraiment fêté Noël. «Je vais fêter un peu pour mon fils. Je vais inviter ses amis à manger des rouleaux de printemps.»

Un serveur est venu apporter une boîte de mouchoirs à Yu Na. Elle a essuyé ses larmes, m'a fait un grand sourire. Soulagée d'avoir eu le courage de surmonter sa peur pour raconter son histoire. Libérée d'un poids. Elle est repartie dans le froid, d'un pas assuré.

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