J'ai défendu la semaine dernière l'idée d'adopter une politique d'accueil plus généreuse pour les sinistrés haïtiens. Nombreux sont ceux qui m'ont répondu que ce n'est pas une solution pour Haïti, mais bien une partie du problème. Car en ouvrant la porte aux Haïtiens, ne risque-t-on pas d'importer des cerveaux qui seraient plus utiles dans leur pays?

Si cet argument tend ces jours-ci à servir de paravent à toutes sortes d'intérêts qui n'ont rien à voir avec le développement, la question de fond, nécessairement douloureuse pour la diaspora, n'en est pas moins pertinente.

L'exode des cerveaux (le fameux brain drain) des pays du tiers-monde est un fait. Il met en relief des contradictions inhérentes à la politique d'immigration des démocraties libérales. «L'exode est contradictoire en soi avec le développement. Cela implique la responsabilité des États d'accueil, mais également des sociétés qui laissent partir leurs immigrants. C'est un jeu qui se joue à deux», explique Micheline Labelle, professeure de sociologie et titulaire de la chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté de l'UQAM.

Le taux d'exode des professionnels haïtiens est l'un des plus élevés au monde. Plus de 80% des professionnels haïtiens quittent le pays. Et même si la diaspora soutient financièrement le pays d'origine, cela ne suffit évidemment pas à compenser les ressources humaines en exil.

Le débat sur l'accueil sans frontières et ses contradictions, aujourd'hui ravivé par la crise humaine en Haïti, traverse la gauche depuis des décennies, rappelle Micheline Labelle. «Certains disent qu'il ne devrait pas y avoir de frontières, que l'on est citoyens du monde. D'autres disent : oui, mais dans les démocraties libérales, il y a des programmes sociaux - c'est une ressource que l'on ne peut distribuer de façon infinie sans risquer de la diminuer.»

Alors, s'exiler ou pas ? On comprendra que, pour les milliers de sinistrés haïtiens que le séisme a laissés sans-abri, la question n'est pas philosophique, mais bien humanitaire. On ne demande pas à quelqu'un qui a tout perdu s'il a envie de survivre.

Cela dit, si la diaspora haïtienne du Québec s'est mobilisée de façon tout à fait légitime pour que l'on assouplisse la politique d'accueil, il n'est évidemment pas question d'organiser un exode massif, rappelle le sociologue Jean-Claude Icart, figure bien connue de la communauté haïtienne. «Si cela a été perçu ainsi, c'est dommage», dit-il.

Québec n'a pas encore rendu publics les détails du programme de parrainage des sinistrés haïtiens qu'il a annoncé la semaine dernière. Chose certaine, ce programme devra être bien pensé. Il ne suffit pas de parrainer des gens dans l'urgence, avertit Jean-Claude Icart. Il faut aussi s'assurer de mettre en place les conditions de réussite de leur intégration, dit-il, en faisant référence au succès du programme d'accueil des réfugiés vietnamiens mis en place par le ministre Jacques Couture à la fin des années 70. «Cela avait bien marché parce que ces gens ont été parrainés par des groupes un peu partout au Québec.»

Jean-Claude Icart note que la régionalisation de l'accueil a souvent été un gage de réussite. «La surconcentration dans le Grand Montréal, qui est le lot de toutes les immigrations, donne plus de problèmes. On parle souvent de l'accueil réussi de la première vague d'immigration haïtienne au Québec. On l'attribue au fait qu'il s'agissait de professionnels... Ce n'est pas seulement ça. Ces gens-là étaient partout dans la province. Il y en avait à Sept-Îles, à Natashquan, à Kuujjuaq, à Alma, à Dolbeau, à Mont-Laurier, à Chandler...»

Quant au rôle de la diaspora dans la reconstruction d'Haïti, il n'en demeure pas moins primordial. Jean-Claude Icart l'énonce en quatre volets. Il y a d'abord un rôle de soutien économique essentiel. On sait que les transferts de fonds en Haïti sont plus importants que le budget national annuel. Ces envois d'argent, qui permettent de soulager de nombreuses familles haïtiennes, devront être repensés. «Est-ce que ce rôle de soutien économique pourrait être revu de façon qu'il puisse avoir un impact non seulement individuel, pour les familles, mais aussi dans un programme de reconstruction du pays?»

Il y a ensuite un rôle de vigilance. «Sous Duvalier, la diaspora s'était donné comme mission principale de dire à l'extérieur ce que les gens n'étaient pas capables de dire en Haïti», rappelle le sociologue. Au gré de l'histoire politique mouvementée du pays, ce rôle est demeuré important. Au lendemain du tremblement de terre, la diaspora a pu attirer l'attention des gouvernements des pays qui l'accueillent.

Troisième rôle : un rôle de relève professionnelle là où tout s'est écroulé. «Haïti a perdu peut-être 300 professeurs dans la région de Port-au-Prince. La plupart des grandes écoles sont tombées. Est-ce que des professeurs à la retraite ou actifs ne pourraient pas aller suppléer pendant un certain nombre de mois?»

Enfin, la diaspora peut contribuer à ce qu'on appelle le «transfert des technologies». «Les Brésiliens, les Chinois, les Indiens ont beaucoup compté sur des professionnels formés à l'extérieur, qui pouvaient arriver avec de nouvelles façons de faire et qui ont aidé à la relance économique de leur pays d'origine.» Une façon de renverser la fuite des cerveaux pour contribuer à réinventer Haïti. De défier l'exode après l'exil.