Depuis sa construction en 1770, la maison Pierre du Calvet a vu passer bien des hivers, plusieurs touristes et quelques inspecteurs zélés. C'est une jolie maison comme il en reste peu à Montréal avec son toit en pente, sa pierre grise, ses grandes cheminées et ses fenêtres à carreaux qui espionnent les rues Bonsecours et Saint-Paul.

Ronald Dravigné est copropriétaire de cette maison historique du Vieux-Montréal qui abrite aujourd'hui un restaurant et un petit hôtel. Il aime son toit en pente, même s'il est conscient que cela l'oblige à faire preuve de prudence quand survient une tempête de neige.

 

Ainsi, après chaque tempête, M. Dravigné installe un cordon de sécurité qui avertit les passants de la présence de glace sur son toit. Il ne voudrait surtout pas qu'un pauvre piéton se fasse assommer par un glaçon en chute libre.

Que fait la Ville de Montréal pour le remercier de son civisme? Elle lui envoie des factures et des menaces d'amende. «Monsieur, avec votre périmètre de sécurité, vous occupez le trottoir, il vous faut donc payer pour cela, lui dit-on. En plus, en empiétant sur la chaussée, vous utilisez des places de stationnement. Il vous faut payer pour les journées de parcomètre perdues. Vous nous devez donc 316,26$. Et dépêchez-vous d'enlever la glace sur votre toit, sinon, vous aurez aussi une amende.»

Bon citoyen, M. Dravigné suit les ordres de la Ville. Il embauche un entrepreneur pour déneiger et déglacer son toit et le trottoir. Coût de l'opération: 3000$ par tempête.

M. Dravigné croit être au bout de ses peines, lui qui paie déjà plus de 60 000$ d'impôt foncier par année. Il le croit, jusqu'à ce qu'il reçoive un appel de l'inspectrice de la Ville. Elle n'est pas contente du tout, semble-t-il. Car en déblayant le trottoir, il a mis de la neige dans la rue. La déneigeuse de la Ville est passée, la neige a été étendue dans la rue Saint-Paul. On demande donc à M. Dravigné de prendre une pelle et de faire venir un camion pour ramasser la neige dans la rue. M. Dravigné veut bien. Mais où peut-il bien la mettre, cette neige? Il est dans le Vieux-Montréal, devant une maison ancestrale sans garage ni grand jardin. Et il a l'impression qu'on lui sert une logique de bungalow de banlieue.

M. Dravigné est un peu confus. Et de plus en plus découragé. Cela fait des années que ça dure. Il s'est plaint plusieurs fois. En vain. S'il ne déneige pas son toit, on menace de lui infliger une amende. S'il le déneige, on lui reproche de mettre de la neige dans la rue. Et s'il veut empêcher un touriste de se faire assommer par un glaçon, on le somme de payer pour avoir occupé l'espace public. Résultat: il y a des jours comme ça où M. Dravigné rêve d'un toit plat. Il rêve surtout d'une Ville qui l'aiderait un peu au lieu de sans cesse presser le citron.

Comment la Ville justifie-t-elle son attitude absurde? Elle ne la justifie pas. Elle se propose d'abord de l'étudier. À l'arrondissement de Ville-Marie, on m'assure que dès que le cabinet du maire Gérald Tremblay a reçu la lettre ouverte de M. Dravigné, on a décidé de créer un comité pour trouver des «pistes de solutions».

Mais ce n'est pourtant pas nouveau? «Non, ce n'est pas quelque chose de nouveau, mais vous comprenez que l'architecture du Vieux-Montréal, c'est quand même particulier. Et vous comprenez que le règlement s'applique à l'ensemble de l'arrondissement», me dit Jacques-Alain Lavallée, porte-parole de l'arrondissement de Ville-Marie.

On m'explique que l'occupation du trottoir, que ce soit pour y installer une terrasse ou autre chose, exige un permis. «Quand monsieur fait un périmètre de sécurité, c'est sûr qu'il y a une occupation du domaine public qui se fait. Comment est-ce qu'on pourrait harmoniser tout ça pour éviter ce genre de choses?»

Le comité qui sera formé devra donc répondre à cette question et aussi examiner «toute la dimension de la neige ou de la glace», m'explique-t-on. Il devra voir ce que les autres villes qui ont des toits en pente - Québec, par exemple - font dans des cas semblables.

Je me réjouis bien sûr de l'empressement soudain de la Ville à vouloir trouver une solution. Je me réjouis, mais, en même temps, je m'inquiète un peu. Car si on a besoin de créer un comité pour savoir qu'il neige à Montréal et que les glaçons glissent sur les rares toits en pente du Vieux-Montréal, il me semble que c'est mauvais signe. A-t-on vraiment besoin de faire une étude comparative sur la «dimension de la neige» pour comprendre qu'il est absurde de faire payer un citoyen pour occupation du domaine public lorsqu'il prend la peine de placer un cordon de sécurité pour éviter qu'un piéton soit bêtement tué par un glaçon? A-t-on besoin de faire une thèse sur les toits en pente du XVIIIe siècle à nos jours pour comprendre qu'il ne suffit pas d'appliquer un règlement à la lettre pour faire preuve de bon jugement?

Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca