C'est l'histoire d'une femme noire en banlieue de Montréal. Elle sort de l'église, elle rentre chez elle en voiture. Des policiers la suivent. Ils allument les gyrophares et l'arrêtent. Ils lui demandent si c'est sa voiture. Oui, c'est sa voiture. Ils veulent voir son permis de conduire. Elle leur demande s'il y a un problème. Ils lui disent qu'elle a brûlé un feu rouge. Elle leur dit qu'il n'y a pas de feu sur la route qui mène de l'église à sa maison. «Ils sont allés vérifier sur l'ordinateur dans leur voiture et n'ont rien trouvé. Ils ont dit qu'ils allaient me coller une contravention, mais pas cette fois-ci. Ils m'ont laissée partir.»

C'est le genre de témoignages tout aussi anodins que troublants qu'on peut lire dans le document de consultation sur le profilage racial rendu public hier par la Commission des droits de la personne. Une sorte de préambule aux audiences publiques qui auront lieu du 26 mai au 10 juin sur cette question taboue.

 

En ces temps où on n'aborde la question de la diversité culturelle que sous l'angle des accommodements raisonnables, la démarche de la Commission a le mérite d'attirer notre attention sur une réalité trop souvent niée que l'on aurait tort de négliger.

Oui, le profilage racial existe. Non, il ne s'agit pas d'un moyen efficace de faire respecter la loi. En fait, c'est tout le contraire. Pour faire respecter la loi lorsqu'un crime est commis, il s'agit d'abord de découvrir le crime en question et ensuite de partir à la recherche de la personne qui l'a probablement commis. Le profilage, c'est l'inverse. On trouve d'abord un suspect et on se met ensuite à la recherche du crime qu'il aurait pu commettre(1).

Cette discrimination insidieuse, qui mine la confiance des citoyens touchés, ne vise pas que les jeunes des minorités de Montréal-Nord. «Les professionnels noirs ne sont pas traités différemment des jeunes de la rue. Ce n'est pas ce que vous êtes qui compte, c'est ce que vous paraissez être», m'a dit en marge de la conférence de presse Emerson Douyon, commissaire d'origine haïtienne qui a notamment participé au rapport Bellemare sur les relations entre la police et les minorités. M. Emerson en sait quelque chose, lui qui a plusieurs fois été victime de profilage, même si l'on pourrait difficilement le confondre avec un petit gangster (voir le texte de Louise Leduc). On ne doit pas banaliser les conséquences que ce genre de discrimination peut avoir sur des jeunes qui se font interpeller plusieurs fois par jour sans raison, avertit le psychologue de formation.

La forme la plus fréquente de profilage racial, d'après les 150 témoignages qu'a recueillis la Commission, provient de policiers qui interviennent auprès de jeunes de minorités. On sait que ces jeunes sont surveillés de plus près que l'ensemble de la population. Certains font valoir qu'il s'agit là d'un profilage criminel légitime qui s'appuie sur des observations objectives. Mais même en tenant compte de ces observations, on ne peut nier qu'il subsiste une politique subjective de «deux poids, deux mesures». La Commission souligne entre autres choses que, contrairement à la croyance populaire, le taux de criminalité à Montréal-Nord ou à Parc-Extension, deux quartiers où habite une importante population de minorités visibles, n'est pas plus élevé qu'à Hochelaga-Maisonneuve, quartier beaucoup plus blanc et homogène.

Même si les relations entre la Commission des droits de la personne et le Service de police de la Ville de Montréal sont pour le moins tendues, le SPVM compte participer aux audiences sur le profilage, ce qui est une bonne nouvelle. Est-ce à dire que la police admet que le profilage racial est un réel problème? Jean-Guy Gagnon, directeur adjoint au SPVM, ne va pas aussi loin. Il parle d'un nombre infime de plaintes sur 2 millions d'interventions par année. Il peut arriver que certains policiers, de «façon inconsciente», n'aient pas toujours «les comportements attendus», admet-il du bout des lèvres. C'est la raison pour laquelle le SPVM investit beaucoup de ressources dans la prévention du profilage racial.

Ces mesures ont-elles permis d'améliorer la situation sur le terrain? Emerson Douyon, qui a une longue expérience en la matière, est loin d'en être sûr. Il s'inquiète en fait du double discours de la police sur cette question. «Ce que nous avons remarqué, c'est qu'il y a toute une contradiction dans l'attitude des policiers. D'une part, ils nient l'existence du profilage dans leurs rangs et, d'autre part, ils donnent une formation sur le profilage racial.» Pour régler le problème, il faudra aller plus loin et ne pas se satisfaire de solutions de façade, prévient-il.

Il reste à souhaiter que la consultation sur le profilage permettra de lever le tabou et d'y arriver.

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(1) Cette définition est tirée de l'essai Racial Profiling in Canada, de Carol Tator et Frances Henry (University of Toronto Press, 2006).