Quelle ne fut pas ma surprise, et ma déception, lorsque j'ai appris qu'Abdullah the Butcher ne venait pas du Soudan...

C'était la semaine dernière. J'ai informé mon patron que j'avais un rendez-vous avec une de mes idoles de jeunesse. Il a dit très bien, très bien... Et puis il m'a envoyé un courriel: Abdullah the Butcher, né Laurence Robert Shreve, le 1er janvier 1936 à Windsor, Ontario...

QUOI?!?

Une autre illusion perdue. Adolescent, j'avais fait des recherches sur le Soudan. C'était où et c'était quoi... Et chaque fois que je voyais des nouvelles de ce pays raté, j'imaginais le petit Abdullah se sortir de la misère avec ses muscles et son courage...

J'ai pensé annuler le rendez-vous, mais je me suis rendu quand même à la salle des loisirs de la paroisse Notre-Dame du Rosaire, dans Villeray, samedi après-midi. J'ai attendu avec le jeune promoteur tout-à-fait allumé, David Saint-Martin, qui lutte aussi sous le nom de Chakal.

Lui et son équipe étaient en train de monter l'arène et d'installer les vieilles chaises de salle paroissiale, quelques centaines, et David m'a montré les vieux équipements qui datent de l'Expo 67 et des Jeux olympiques de 1976. David m'a aussi expliqué que les dirigeants de notre belle église catholique, apostolique et romaine étaient en train d'arnaquer les paroissiens, qui sont les vrais propriétaires de la salle des loisirs mais qui ne le savent pas, en vendant l'édifice pour construire des condos.

Mais ça, c'est une autre histoire...

Et puis notre homme est arrivé, pas très grand, 5'10 peut-être, presque aussi large que haut, en boitant péniblement et en s'aidant d'une canne. Abdullah the Butcher, le plus méchant des méchants, s'est écrasé sur une chaise pour souffler un peu

Je suis ici pour l'entrevue, M. Abdullah...

Il commence par me faire le coup du Madman of Sudan. Il écarquille les yeux très grands et me fixe sans parler ni bouger pendant plusieurs secondes. Ça m'a paru long en tout cas...

Bon, ça va? On peut commencer?

Abdullah-Larry éclate de rire, et puis il sourit, d'un grand sourire qui illumine toute la pièce. Comme la plupart des lutteurs professionnels, celui-ci est un sympathique rigolo.

Mon père a immigré du Soudan. Je suis né et j'ai grandi à Windsor...

Fausse tournée d'adieu

Abdullah était à Montréal dans le cadre d'une tournée d'adieu. Cet homme a été une grande vedette dans sa jeunesse...

Vous êtes en tournée d'adieu?

Mais non. Je ne lutte presque plus. Si quelqu'un me fait une offre intéressante, je vais revenir.

Parlons des soirées de lutte au Centre Paul-Sauvé... Je n'en ai pas raté beaucoup.

C'était une belle époque. Et on gagnait beaucoup d'argent. Pas comme les lutteurs d'aujourd'hui, mais dans ce temps-là, une Cadillac coûtait 15 000$, une belle maison 20 000$... On était privilégiés. Johnny Rougeau et Jimmy Bratten étaient les promoteurs. C'est Bratten qui m'a amené à Montréal. J'ai passé plusieurs étés ici. On vivait au Motel Ritz à Saint-Léonard. Il y avait un bar au rez-de-chaussée et on se réunissait, le soir, avec le Géant Ferré et les autres qui habitaient là. C'était dans les années 1960. L'hiver, je partais pour l'Afrique du Sud, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Corée...

Les autres... Vous avez combattu contre Mad Dog Vachon plusieurs fois...

Maurice était le plus fort d'entre nous. Dans la vraie vie, ils nous auraient tous plantés un par un. Dans l'arène, il était professionnel. C'était un homme d'affaires qui faisait son travail. Mais si on lui faisait quelque chose qu'il n'aimait pas, il nous rappelait qui il était. Si tu vois Maurice, tu le salueras de ma part. Je l'aime beaucoup.

Les autres...

J'ai combattu tous les Rougeau, Eddie Auger, Hans Schmidt - est-il toujours vivant? J'aimerais bien le revoir - Fritz Von Raske, Bobo Brazil...

Vous avez eu Eddie Creatchman comme gérant. Vous étiez près de lui, non?

Abdullah-Larry me foudroie d'un autre regard du Madman of Sudan...

Creatchman était un associé, pas un ami... C'était un pourri. (Il faut dire que le monde était différent dans ce temps-là. Eddie Creatchman pouvait proclamer qu'il amenait son nègre à Sorel, et personne ne s'en offusquait. Sauf Abdullah peut-être...)

Et puis je me suis souvenu d'un autre gérant d'Abdullah the Butcher, un certain Armann Hussein, Soudanais lui aussi. Il était maigre, il portait un turban, mais il avait la capacité d'écarquiller les yeux pendant tout le combat et de fixer les spectateurs des premières rangées. Pour un adolescent, il finissait par faire peur...

Oui, Armann Hussein... Je l'ai rencontré à Vancouver et il m'a suivi à Montréal. C'était un cinglé. Il me disait qu'il était musulman et un soir, avant le combat, il s'est mis à prier Allah dans le vestiaire. Je lui ai dit d'arrêter ses conneries. Il venait de Detroit et je connaissais son passé. Il n'était pas un saint.

Le temps qui passe

On a bavardé et on a bavardé et Abdullah a dit qu'il avait 68 ans...

Excusez-moi, mais j'ai fait des recherches et la date de naissance change toujours.

On va régler ça tout de suite...

Abdullah sort son passeport canadien... 11 janvier 1941. Et sur sa carte de séjour aux États-Unis... même date.

Je vis à Atlanta depuis 25 ans, mais je ne veux pas devenir citoyen américain. Je travaille dans l'immobilier et j'ai un restaurant depuis 16 ans. BBQ, cuisine du Sud et mets chinois... J'ai un fils de 47 ans. Vous vous plaignez de la pluie ici, mais en Georgie, les gens prient pour qu'il pleuve. Les lacs et les rivières sont en train de sécher.

Abdullah, qui affrontait samedi un adversaire du nom de Hannibal, sera bientôt opéré à une hanche.

On lui souhaite bonne chance. Quand on s'est quittés, on s'est serré la main et Abdullah a dit goodbye, my friend...

J'étais ému.