J'arrive de l'école. Ma mère est venue me chercher à pied. J'entre dans la maison à toute vitesse.

- Penses-tu qu'il est venu pendant qu'on n'était pas là ?

- Non.

- Tu es certaine ?

- Oui. S'il était venu, il aurait laissé une carte ou un dépliant.

Je m'installe sur la chaise près du vestibule. Avec un livre, un verre de jus de raisin et des biscuits au gingembre. Je suis prêt. Et j'attends. Ça fait un mois que j'attends. J'attends Pierre Elliott Trudeau. J'attends qu'il sonne chez nous. Depuis que j'ai vu aux nouvelles que les politiciens faisaient du porte-à-porte pour se faire élire, je suis convaincu que Pierre Elliott Trudeau va venir chez nous. Ma mère a eu beau m'expliquer que les politiciens ne peuvent aller chez tout le monde, ça ne me décourage pas. Trudeau a dit que le Québec était important. Et on habite au Québec, donc les chances sont bonnes pour qu'il vienne nous voir.

J'entends des pas sur la galerie. C'est peut-être lui. Je suis prêt à répondre. Ça ne sonne pas, mais la porte s'ouvre. C'est mon père : «Qu'est-ce que tu fais là ?

- J'attends Trudeau.

- Encore !»

Je replonge dans mon livre. Ce n'est pas un livre d'enfant de 7 ans, c'est Deux innocents en Chine, le livre que Trudeau a écrit avec Jacques Hébert. Je ne comprends pas tout, mais j'en comprends des bouts. Ça me fait penser à Tintin et le Lotus bleu.

Mon frère entre dans la maison : «T'attends Trudeau ?

- Oui.

- Je l'ai vu, il est dans la rue Old Orchard...

- Je le savais !»

Ma mère crie de la cuisine : «Bertrand, raconte pas d'histoires à Stéphane, c'est pas gentil.» Mon frère me passe la main dans les cheveux : «Ben non, y est pas là, ton ti-PET.»

Zut ! Quoique il est peut-être là. Avec mon frère, on ne sait jamais. Peut-être que c'est en me disant qu'il n'est pas là qu'il me niaise. Je reprends espoir. Je répète à voix haute ce que je veux dire au chef du Parti libéral : «Bonjour, monsieur Trudeau. Je me présente : Stéphane Laporte. J'ai deux questions pour vous. Qu'allez-vous faire pour que le pays soit meilleur ? Que puis-je faire pour que le pays soit meilleur ?»

Je suis fier de mes questions. Surtout de la deuxième. Je sais, elle est très inspirée par le fameux discours de Kennedy, mais c'est pas mal, à mon âge d'être inspiré par Kennedy ! Puis, après avoir écouté ses réponses, je lui demanderais : «Aimeriez-vous prendre un thé ?» Il dirait oui, et ma mère serait contente : boire un thé avec Trudeau ! Il n'y a que mon père qui risquerait de lui poser des questions embarrassantes. Mon père l'haït pas, mais il le trouve fantasque avec sa fleur et sa décapotable.

«Stéphane, le souper est prêt !

- J'peux pas souper devant la porte ?

- Non !»

Dommage ! S'il sonne, je ne serai pas le premier à lui répondre. Ma mère et ma soeur sont beaucoup mieux placées que moi.

Le souper est terminé, Trudeau n'a pas sonné. J'ai demandé à ma mère si je pouvais ne pas prendre mon bain, au cas. On a beau être en 1968, arriver devant Trudeau tout nu, ça me gêne. Ça n'a pas fonctionné. J'ai demandé à me coucher plus tard, au cas. Ça n'a pas fonctionné non plus.

Elle a eu raison. Durant tout le temps de cette campagne printanière, Trudeau n'a jamais frappé à notre porte. Ni même le député de NDG. Il y a eu deux témoins de Jéhovah et un vendeur d'Electrolux. Ma mère aurait bien voulu acheter la balayeuse, mais mon père a dit non. La libération de la femme, c'est dans deux ans.

Bien des choses ont changé depuis ce temps où un enfant attendait la venue d'un leader politique comme il attendait le père Noël. C'était un temps où les gens étaient aussi fiers de Trudeau, Lévesque et Drapeau que de Béliveau, Cournoyer et Lafleur. On admirait nos politiciens.

Aujourd'hui, Charest, Marois et Dumont se butent à des portes closes. Personne ne les attend. On est tanné. Il n'y a pas un petit thé qui bout pour eux. Pourtant je suis certain que, un coup rendus dans notre cadre de porte, ils sont impressionnants. En tête à tête, ce sont des gens puissants au charisme indéniable.

Mais dans notre télé, ils n'éveillent pas l'espoir, ils ne déclenchent pas les passions comme au temps où les politiciens incarnaient les rêves des citoyens. En reviendra-t-il un jour, un leader comme ça ? Un leader de cette envergure ?

Les Américains aussi se demandaient ça. Puis Obama est arrivé.

Je suis assis près du vestibule. Avec un livre, un verre de jus de raisin et des biscuits au gingembre. Et j'attends. J'attends notre Obama.