Il pleut au lac des Français. Mon cousin Martin et moi, on est assis par terre, dans un coin du chalet. On regarde un livre. C'est la vie du président Kennedy illustrée pour les enfants. Les grands sont trop occupés pour nous le lire, alors je fais la lecture à mon cousin. Je viens de terminer ma première année. On en a pour la journée!

À la première page, il y a un dessin d'un gamin en train de jouer au football. Je balbutie le texte en dessous: «Le petit John, que tous ses amis appellent Jack, aime beaucoup le sport même s'il a une grave maladie au dos.»

 

On tourne la page. On voit John, un peu plus vieux, un chapeau carré à pompon sur la tête: «John est très bon à l'école et il obtient son diplôme de la fameuse université Harvard.»

À droite, il y a un dessin d'un homme qui nage en traînant quelqu'un sur son dos. Au loin, il y a un bateau qui coule: «Durant la guerre, John est lieutenant dans la marine. Son patrouilleur, le PT109 est coulé par un destroyer japonais. John sauve la vie d'un membre de l'équipage en le traînant sur son dos jusqu'à la rive.»

Wow! Martin et moi, on se regarde. John est notre héros. Quel courage! En plus, il avait mal au dos! On tourne la page. On le voit recevoir une médaille. Puis faire un discours devant plein de gens qui crient «Jack! Jack! Jack!» «John entreprend une carrière politique en se faisant élire à la Chambre des représentants.»

Tourne la page. Il y a une grande église avec une belle mariée devant qui tient le bras de John: «John épouse la belle Jacqueline Bouvier.» C'est vrai qu'elle est belle. «Ensemble, ils ont quatre enfants.» On voit John jouer au ballon avec eux. Puis il y a un dessin d'un gros macaron sur lequel il est écrit «Vote for JFK»: «John devient le candidat démocrate aux élections américaines.»

Et là, il y a une grande illustration sur deux pages avec plein de ballons qui tombent, plein de gens contents et John, les bras dans les airs, avec sa femme à côté de lui. «Le 8 novembre 1960, John est élu président des États-Unis.»

Re-wow! Président des États-Unis! On a beau être petits, on sait que c'est big. Tourne la page. On voit un Blanc donner la main à un Noir sous l'oeil amical du président: «John voit à ce que tous les Américains soient traités également.» Puis il y a un dessin de Kennedy qui montre la Lune. «John promet qu'un homme marchera sur la Lune avant la fin de la décennie.» Marcher sur la Lune comme Tintin, mais pour vrai! Nous sommes subjugués. Je dis à mon cousin: «John, il est encore plus fort que Batman!» C'est l'ultime compliment.

Puis il y a un dessin de John assis dans une chaise berçante, la tête penchée:

«Son dos le fait souffrir de plus en plus, mais il n'en parle jamais.» C'est décidé, jamais plus je me plaindrai, moi non plus. Page suivante, on voit le président parler à des milliers de gens devant un gros monument: «John va partout dans le monde transmettre son message de paix.»

C'est le plus beau livre qu'on ait jamais lu. Avec le plus beau des héros. On tourne la page. On n'aurait pas dû. Il y a un dessin de John grimaçant dans une voiture: «Le 22 novembre 1963, John est assassiné à Dallas.»

Martin et moi, on se met à pleurer fort. Très fort. On est sous le choc. Dernière page: un cercueil sur lequel est posé le drapeau américain. «Toute l'Amérique est en deuil de son plus grand président.» Ça finit comme ça. Triste comme ça. Ça ne se peut pas! John ne ressuscite pas comme Jésus. Ou comme Superman. Le Petit Chaperon rouge ne sort pas du ventre du loup après avoir été mangé. Jackie et John ne vivront pas heureux jusqu'à la fin des temps.

Martin et moi sommes inconsolables. C'est le premier conte de fées qu'on lit qui finit mal. On n'était pas prêts à ça. Nos mères viennent à notre rescousse:

«Pourquoi pleurez-vous, les gars? Qui a fait mal à qui?

- Personne! John est mort! John est mort!»

John est mort?! Ça va faire quatre ans, mais pour nous, c'est comme si ça venait de se produire. Ma mère essaie tout pour que j'arrête de pleurer. Me donner du dessert avant le dîner. Me proposer d'aller au cinéma. Me donner la permission de me coucher plus tard. Rien n'y fait. Je reste en sanglots. Elle réussit finalement à calmer ma peine en disant:

«Dans les vraies histoires, tout le monde meurt, même le héros. Mais un jour, un autre héros arrive pour continuer ce qu'il a fait. C'est pour ça qu'il y a des enfants, pour remplacer les héros disparus.

- Ça veut dire que l'histoire de John n'est pas vraiment finie?

- C'est ça. L'histoire de John va inspirer l'histoire de quelqu'un d'autre.

- Martin! Martin! Arrête de pleurer! L'histoire est pas encore finie!»

Ça fait plus de 40 ans. Plus de 40 ans qu'on attend la suite de notre histoire. Martin au ciel et moi en bas.

Il aura fallu un enfant qui avait le même âge que nous. Un enfant différent. Tellement différent que jamais on n'aurait cru qu'il pouvait devenir président. Mais il a réussi parce qu'il avait l'étoffe d'un héros.

On est au milieu de son conte de fées à lui. On a vu le dessin de son père au Kenya, on a vu le petit Barack naître à Hawaii, on l'a vu jouer au basket, on l'a vu étudier à Harvard, aider les gens à Chicago, épouser sa belle Michelle et devenir président des États-Unis, un soir, dans un grand parc.

Les prochaines pages seront-elles aussi belles? Aussi magiques? On ne peut que l'espérer. Et souhaiter qu'elles ne seront jamais aussi tragiques que celles du héros avant lui. Ou devrais-je dire des héros avant lui? Abraham Lincoln, John Kennedy, Martin Luther King...

Une chose est sûre, son conte de fées ne finira pas, car il a déjà inspiré plein d'enfants. Et l'un d'eux, dans 30 ans ou dans 50 ans, sera le prochain héros ou la prochaine héroïne de tous les enfants en manque d'idéal.

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