Je suis assis dans la salle des pas perdus du collège. Encore 30 minutes avant les cours de l'après-midi. Je lis le Journal de Tintin. Il y a une nouvelle BD: une histoire d'enfant sauvage dans la jungle intitulée «Le Boiteux». Le rouquin Bélanger s'étire le cou et s'ouvre la trappe: «Ah ben, Laporte, je savais pas qu'ils avaient fait une bande dessinée sur toi!» Les gars autour s'approchent pour voir ce que je lis. Et ils se mettent à rire.

C'est la première fois que les élèves s'amusent à mes dépens. Jusque-là, personne n'avait osé se moquer de ce que les gens appellent mon handicap. De ce que j'appelle ma fantaisie. En tout cas, pas dans ma face. Un tabou vient de sauter. Et à entendre les rires des boys, ça semble leur faire du bien. Presque autant que ça me fait mal.

 

Bélanger, heureux du succès de son gag, s'amuse à imiter un boiteux. Il attend ma réaction. Il a hâte d'en rajouter. Dans ma tête, ça va vite. Je sais que l'heure est grave. Si je laisse entrevoir une once de faiblesse, je suis fait. Je vais me faire niaiser tous les jours de ma vie. Par tous ceux qui ne sont pas bien dans leur peau et qui fuiront leur malheur en se défoulant sur ce qu'ils croient être un plus mal pris qu'eux. Un plus tout croche.

Il suffit que l'âme saigne juste un peu pour que tous les charognards de délaissés s'en emparent. Et vous gâchent la vie.

Ce n'est pas tant les paroles de Bélanger qui me blessent; c'est le rire des autres. Bélanger, je m'en balance. Je ne veux pas être son ami. Il ne veut pas être le mien. C'est parfait. Qu'il pense ce qu'il veut de mes jambes, ça ne m'empêchera jamais d'avancer. Mais la bêtise du nombre, ça peut me faire tomber. S'il faut que la gang en entier ne me respecte plus, s'il faut que la gang en entier se mette sur mon cas, ça va être l'enfer. Je le sais. Je le sens.

Ça me fait vraiment chier qu'ils rient. D'abord, je ne suis même pas boiteux. J'ai la jambe droite plus par en dedans, mais je ne traîne pas la patte. Ça ne sert à rien de le leur expliquer. S'ils ont tous trouvé ça drôle, c'est que je dois avoir tort. Qu'ils doivent avoir raison.

Je pourrais sauter à la gorge de Bélanger. Me défendre. Comme Henri Richard quand il veut régler ses comptes avec un joueur plus fort que lui. Mais je risque d'avoir l'air encore plus ridicule. Je manque d'équilibre, alors le smatte finira bien par me renverser. Et le monde prend toujours pour le gagnant.

L'ignorer. C'est ce que ma mère me dirait. Ignore-le! Facile à dire. Surtout qu'ignorer, ça peut avoir l'air de permettre. Et il y a plein de tapons qui ne demandent pas mieux que de s'en prendre à quelqu'un qui se laisse faire.

Non, peu importe comment je réagis, je peux m'en tirer ou me pendre. Tout est affaire de confiance. Il n'y a pas de mode d'emploi pour répondre aux imbéciles. Il n'y a pas de manuel pour éviter d'être rejet. Ce qu'il faut, c'est rester soi-même.

Il faut plus qu'ignorer, il faut s'en sacrer. Ignorer, ça demande un effort, c'est s'empêcher d'agir à cause d'eux. S'en sacrer, c'est ne pas en tenir compte. Continuer d'agir selon sa volonté. Il ne faut jamais laisser les commentaires offensants changer qui l'on est. Ne pas laisser les autres s'emparer de notre tête.

Le territoire à défendre, ce n'est pas la cour d'école, la cafétéria ou son casier; le territoire à défendre, c'est notre tête. C'est le seul endroit où l'on peut être libre, il ne faut laisser personne nous y enfermer.

Il ne faut pas essayer de devenir ce que les autres voudraient que l'on soit pour être en paix avec eux-mêmes. Il faut être celui que l'on est. Ni plus ni moins. Ne monter sur la tête de personne. Ne laisser personne monter sur la nôtre. Ça devrait être la règle. Le savoir-vivre.

On peut vous baver, on peut vous pousser, tirer sur votre sac à dos, vous faire trébucher, mais personne ne peut entrer dans votre tête si vous lui en refusez l'accès.

- Ah ben, Laporte, je savais pas qu'ils avaient fait une bande dessinée sur toi!

- Toi, Bélanger, ça fait longtemps que t'en as une: Poil de carotte!

Les gars rient. Plus fort encore. Le roux est bleu. Durant un moment, j'ai cru qu'il allait me sauter dessus. Il aurait pu. J'ai été aussi con que lui. Mais en légitime défense. Je suis resté moi-même. J'ai réagi comme je réagis toujours devant une connerie. En la renvoyant au visage de celui qui l'a faite.

Je m'en veux quand même. Ce n'est pas sa faute s'il est roux, comme ce n'est pas ma faute si j'ai la jambe pas belle. Alors pour faire oublier ma farce au plus vite, j'en fais une autre: «Le père Simon aussi, il a sa BD: Gaston Lagaffe!» Tout le monde est crampé. Même Bélanger. Il n'y a rien comme une blague sur un prof pour unir tous les élèves. Même pas besoin qu'elle soit bonne.

La tension est tombée. Bélanger s'en va écoeurer quelqu'un d'autre. Je me replonge dans le Journal de Tintin. L'enfant sauvage a été chassé de sa tribu parce qu'il boitait. Parce qu'il ne pouvait pas rapporter de gibier comme les autres hommes. C'est pour ça qu'il erre dans la jungle.

Finalement, je pense que je vais lire autre chose. Où est mon Sports Illustrated Swimsuit Issue?

À tous les rejets de la planète, sachez que les rejeteux ne sont rien d'autre que des rejets qui attaquent. Soyez un rejet qui s'en sacre. Et vous n'en serez plus un.

Foutez-vous de ceux qui ne vous aiment pas. C'est leur problème. Ce n'est pas en essayant d'être aimé par eux que vous serez heureux. Au contraire.

De toute façon, il ne faut pas essayer d'être aimé. Il faut aimer. C'est tout. Et le reste suivra.

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