Il est 20h, il faut rentrer. Tous nos matchs de baseball dans la ruelle se terminent à 20h. Fini, pas fini, c'est ainsi. Un règlement émis par nos mères. Je monte l'escalier et je m'en vais prendre mon bain. Puis je mets mon pyjama. Normalement, j'irais me coucher. Pas ce soir. Ce soir, c'est Noël en juillet: l'homme va marcher sur la Lune.

Toute la famille est devant la télévision. Mon père, ma mère, mon frère de 15 ans, ma soeur de 12 ans, moi et mes 8 ans. Mon frère a installé devant lui la grosse recherche qu'il a faite sur la NASA. Il n'a pas fait ça pour l'école. Il a fait ça pour lui. Un gros dossier d'une centaine de pages à trois trous sur la conquête spatiale. Moi, j'ai apporté mon Tintin On a marché sur la lune. Au cas, si jamais le film est moins bon que le livre. Ma soeur a préparé un punch exprès pour la soirée avec du ginger ale et du jus de fruit. C'est la première fois que je bois du punch. C'est bon.

 

Personne ne parle. Dans le salon, il règne un silence solennel. Presque funéraire. Comme lorsqu'on regarde un funambule marcher sur un fil de fer. On retient son souffle. On l'admire tout en craignant le pire. Ce n'est pas comme une finale de hockey ou les Jeux olympiques. Ce n'est pas un jeu. C'est sérieux. C'est l'évolution. La grande marche de l'Histoire qui vient d'atteindre un nouveau plateau.

Nous sommes captivés, les yeux rivés sur notre vieil Electrohome. Jamais notre téléviseur noir et blanc n'a eu l'air aussi dépassé. Il y a un tel décalage entre ce vieux meuble des années 50 et les images qu'il nous montre! Comme si le monde avait progressé trop vite. La veille, on regardait un film de Fernandel à la télé, et ce soir, on regarde l'homme sur la Lune. L'instant d'une nuit, les habitants de la planète Terre ne sont plus en 1969, ils sont en 2001, l'odyssée de l'espace.

La porte du LEM vient de s'ouvrir. L'astronaute Armstrong en descend. J'imaginais une sortie triomphante. Comme lorsque les présidents, le pape ou les Beatles sortent d'un jet. De face, sourire aux lèvres, ils envoient la main et descendent l'escalier comme Shirley MacLaine dans une comédie musicale. Ben non! Armstrong descend de dos. Comme on descend dans une piscine quand on a peur de l'eau. C'est pas Hollywood. C'est la réalité. Faut surtout pas tomber.

Son pied se pose au sol. Il rebondit et dit: «Un petit pas pour l'homme, un bond de géant pour l'humanité.» Wow! Cette phrase, tout le monde va en parler. Tout le monde va la répéter sans cesse durant tout l'été. Elle fait la une des journaux, la manchette des bulletins d'information. Pour moi, c'est une révélation. Je viens de saisir le pouvoir des mots. Comment une toute petite phrase peut contenir le rêve et le travail de milliers d'humains.

Sans ces mots, on était témoin d'une grosse botte qui foulait de la poussière. Sans ces mots, ce n'était qu'un petit pas. Grâce à ces mots, c'est un bond de géant.

Cette phrase de Neil Armstrong a changé ma vie. Cette phrase de Neil Armstrong m'a donné le goût d'écrire. De saisir la vie, ses joies, ses peines, ses triomphes et ses défaites avec des mots. De rendre le temps inoubliable. Pour plusieurs, l'homme sur la Lune est un exploit scientifique; pour moi, c'est un exploit littéraire.

Plus que le drapeau américain, plus que le paysage lunaire, plus que les petits sauts des astronautes, ce qui passera à l'histoire, c'est: «Un petit pas pour l'homme, un bond de géant pour l'humanité.» La mémoire a besoin des mots pour classer ses images. Pour leur donner un sens.

Mon père hoche la tête en disant: «Ça s'peut-tu?» Il va le dire au moins trois fois durant la soirée. Sans jamais s'expliquer. On ne sait pas s'il dit «ça s'peut-tu» comme dans: «C'est incroyable, c'est formidable! L'homme vient d'accomplir quelque chose de surhumain.» Ou «ça s'peut-tu» comme dans: «Ça s'peut-tu, dépenser des millions pour mettre le pied sur un terrain vague plein de trous pendant que des enfants meurent de faim!» Ou «ça s'peut-tu» comme dans: «C'est impossible, c'est une arnaque, tout ça est fabriqué en studio!» Si je me fie au regard triste qui accompagne son commentaire, je pense qu'il veut dire: «Ça s'peut-tu qu'on en soit rendu là?» Mon père se sent dépassé; autant que sa vieille télé.

Le monde vient de changer d'angle. Depuis la préhistoire, les hommes lèvent la tête pour regarder les astres. Ce soir, pour la première fois, deux hommes sur un astre lèvent la tête pour regarder la Terre. Et du coup ce sont tous les points de vue qui changent.

C'est fini. Armstrong et Aldrin sont retournés se reposer dans le LEM. Dans sept heures, ils iront rejoindre Collins dans la capsule. Sur Terre aussi, c'est l'heure d'aller se coucher. Quelle drôle de nuit! J'ai beau avoir 8 ans, je sais déjà que je vais m'en souvenir encore dans 40 ans. Je n'ai pas sommeil. Mon frère a caché une radio sous ses draps, il continue d'écouter les reportages. Je m'étire le cou vers la fenêtre. J'essaie de trouver la Lune, mais je ne la vois pas. L'homme vient de la décrocher. Alors je regarde mes pieds. Un petit pas pour l'homme...

Dorénavant, tout est possible. La Lune est à nos pieds.

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