Permettez une rare confidence: rarement, dans ma vie, ma tête aura-t-elle été à ce point en contradiction avec mon coeur.

Ma tête me dit depuis deux semaines que Jean Charest devrait déclencher des élections maintenant, mais mon coeur me hurle que c'est indécent de repartir en campagne électorale, moins de deux ans après avoir été élu et quelques semaines après les fédérales.Indécent pour les électeurs, d'abord. Et pour les journalistes politiques aussi, même si cette considération ne vous émouvra pas beaucoup.

Le chroniqueur politique que je suis voit toutes les raisons pour lesquelles Jean Charest devrait foncer maintenant. Mais le papa en moi revoit le regard triste de sa petite Béatrice, 6 ans, qui m'a lancé, vendredi soir: «Quoi, pas une autre campagne électorale? Tu m'avais dit que c'était fini!»

Pourtant, j'avais chuchoté «campagne électorale» tout bas pour que ma fille n'entende pas, comme si nous parlions entre adultes de choses innommables. Faut comprendre sa hantise: Béatrice est née en 2002, ce qui veut dire que ce sera sa sixième campagne électorale en... six ans.

Même mon fils Victor, 30 mois, est familier avec le concept. Après tout, ce sera sa troisième campagne en moins de trois ans! Dans l'auto, le matin, quand je fonce entre la maison, la garderie et le plateau de RDI, j'entends sa petite voix me dire, derrière: «Papa, tu t'en vas à la campagne électorale?» C'est devenu tellement commun, que mon fils pense que c'est un lieu physique permanent...

Mais bon, trêve de sentimentalisme, quand il faut, il faut. «Engagez-vous, rengagez-vous, qu'y disaient...»

Notre CROP de ce matin aura l'effet d'un gros feu jaune devant le bolide de Jean Charest, surtout quand on constate que les libéraux ont maintenant un recul de neuf points chez les électeurs francophones, une baisse de cinq points par rapport à septembre (le PQ, à 39%, prend, quant à lui, deux points chez les francophones). Au général, le PLQ perd trois points, au profit des indécis.

Il faut donc conclure, en regardant dans le rétroviseur, que la visite de Sarkozy, la rentrée chaotique à Québec et les rumeurs d'élections ont eu un effet néfaste pour les libéraux.

Du côté de l'opposition, l'ADQ et le PQ restent stables, le premier loin derrière et le second en bonne position pour chauffer les libéraux, notamment dans le 450.

Donc, il y va ou pas, M. Charest? Il devrait, malgré les feux jaunes.

Voici cinq raisons: le timing, l'état des finances publiques, la désorganisation des adversaires, le besoin de stabilité et le taux de participation.

Le timing: en politique, cela fait foi de tout. Décidez vous-même avant que les autres ne décident pour vous. Jean Charest court un risque, un ressac en enfonçant des élections dans la gorge de l'électorat, mais ce risque est moindre que celui d'attendre que l'opposition ait en main les armes pour le défaire. Jean Charest maîtrise le calendrier. Il a l'avantage de prendre ses adversaires de vitesse.

L'état des finances publiques: si nous partons, en effet, en campagne la semaine prochaine, ce n'est pas vraiment Jean Charest qui décidera, jeudi à Québec. Cela a été décidé à Niagara Falls, la semaine dernière, par le ministre des Finances fédéral, Jim Flaherty, qui nous a annoncé que le Canada se dirige vraisemblablement vers un déficit. Pour Québec, le message est clair: n'attendez rien de bon du prochain budget fédéral. Sans renfort d'Ottawa, et peut-être soumis à des coupes dans les transferts, le prochain budget de Monique Jérôme-Forget risque aussi d'être déficitaire.

La désorganisation des partis de l'opposition: le PQ et l'ADQ sont à la traîne dans les sondages, mais, pire encore, ils semblent tous les deux perdus, sans carte routière. Déstabilisé par la perte de deux députés, Mario Dumont s'est présenté vendredi à son conseil général en disant vouloir parler de Constitution. Il est revenu, le lendemain, en insistant cette fois sur l'économie. La Constitution? Y a-t-il un pilote dans l'avion? Du côté du PQ, Pauline Marois a, elle aussi, du mal à tenir le cap. Tout le monde parle d'économie, Mme Marois, elle, se félicitait d'avoir ramené «la souveraineté au coeur de l'action politique» de son parti avec un «manifeste pour la souveraineté» et une prochaine tournée, sur la souveraineté, dans les cégeps et les universités.

Le besoin de stabilité: vous entendrez souvent parler de stabilité au cours des prochaines semaines. Jean Charest est persuadé que son parti est un gage de stabilité en période difficile. Il répétera que Mario Dumont n'a pas l'équipe pour prendre le pouvoir et que Pauline Marois cherche d'abord à relancer l'«Option». Par contre, les deux partis de l'opposition pourront dire que Jean Charest a lui-même saboté l'Assemblée nationale, créant de l'instabilité et reniant son engagement en faveur de la cohabitation.

Le taux de participation: attention; si vous êtes allergique au cynisme, ne LISEZ PAS CECI. Oui, Jean Charest risque d'irriter les électeurs en déclenchant une autre campagne, mais la lassitude risque surtout de faire chuter le taux de participation, ce qui est BON pour les libéraux. Surtout tant que l'ADQ reste au ras des pâquerettes. Depuis 30 ans, chaque fois que la participation dépasse les 80%, le PQ gagne les élections. En 2003, dernière élection d'un gouvernement majoritaire, le taux n'a été que de 70% et les libéraux se sont sauvés avec 76 des 125 sièges, récoltant 46%, contre 33% pour la PQ et 18% pour l'ADQ.