Koutousov est de retour.

Vous vous souvenez de Mikhail Illarionovitch Koutousov, ce fameux général russe qui a vaincu en 1812 la Grande Armée de Napoléon par une ruse destructrice consistant à se faire pourchasser toujours plus loin en avant, tout en prenant soin de tout brûler pour infliger à son adversaire famine, rigueurs hivernales et maladies?

La guerre d'usure dans sa forme la plus extrême.

Son esprit est toujours bien vivant. Toutefois, nous nous sommes trompés, il n'habite pas Stéphane Dion, qui s'en réclamait il y a quelques années, mais bien Stephen Harper, qui a épousé le principe de l'asphyxie pour venir à bout de son ennemi juré, le Parti libéral.

En fait, M. Harper est un mélange de Koutousov, pour la stratégie de la terre brûlée, et de Karl Rove, le cerveau de W. Bush, pour les manoeuvres cyniques et partisanes.

Mais il est arrivé à Karl Rove de se tromper. Lourdement même. Karl Rove a découvert qu'il y a des limites au cynisme et à l'indécence, même en politique.

Et puis, Koutousov a tellement poussé ses manoeuvres suicidaires, qu'il est mort l'année suivant sa «victoire» sur Napoléon.

Stephen Harper pourrait bien s'épuiser lui aussi, politiquement, à force de pousser le cynisme et l'indécence.

Il y a une limite à l'appétit des Canadiens pour les psychodrames, pour l'esprit partisan et, évidemment, pour les campagnes électorales. Les élections, c'est comme la cigarette: le danger croît avec l'usage.

Stephen Harper vient d'être réélu. Son premier devoir est de faire fonctionner son gouvernement et le Parlement. Surtout qu'il a violé sa propre loi sur les élections à date fixe parce que, disait-il, le Canada avait besoin d'un nouveau gouvernement pour affronter la crise financière.

Replonger le pays en campagne électorale aurait exactement l'effet contraire.

Les conservateurs diront bien sûr que ce sont les partis de l'opposition qui forcent la tenue d'un nouveau scrutin en défaisant le gouvernement. Ils diront aussi qu'ils seront les premiers à souffrir des changements proposés au financement des partis politiques puisque le PCC perdra davantage de fonds publics que les autres.

Ce qu'ils ne diront pas, toutefois, c'est que le changement draconien à la loi sur le financement des partis est proposé à des fins purement partisanes, sans qu'il n'y ait eu de débat sur le sujet et que cela changerait la base même du rouage démocratique.

En apprenant les intentions du gouvernement Harper, mercredi, il m'est revenue en tête une entrevue donnée l'été dernier par le politicologue de Calgary et proche conseiller de Stephen Harper, Tom Flanagan.

Le professeur Flanagan y détaillait très froidement les étapes de la stratégie «secrète» de M. Harper: provoquer des élections (celles que l'on vient d'avoir), créer une crise de leadership chez les libéraux, les forcer à dépenser encore plus d'argent et, donc, creuser leur dette encore davantage.

Épuisé, sans le sou, expliquait M. Flanagan, le Parti libéral serait incapable d'emprunter l'argent nécessaire pour une nouvelle campagne et mourrait donc d'asphyxie à moyen terme.

M. Harper, en annonçant qu'il veut couper les fonds publics aux partis politiques, fait le pari que les électeurs verront cette mesure comme de la bonne gestion (le gouvernement économiserait 28 millions). Et puis, pense-t-il, personne ne versera une larme sur le sort des partis politiques appauvris, surtout pour les libéraux, entachés par les commandites.

C'est là qu'il se trompe.

Parce que sa manoeuvre pue l'opportunisme à des kilomètres. Parce que la majorité des Canadiens sont d'accord pour que l'État finance les partis politiques, plutôt que de laisser ceux-ci se faire graisser par les gros donateurs. C'est le modèle imposé au Québec par le premier gouvernement Lévesque en 1977, un modèle qui est devenu la référence.

En plus, la fin du financement public marquerait le renouveau des magouilles pour aller chercher, par la porte d'en arrière, ce que les partis ne pourront plus obtenir, en toute transparence, par la porte d'en avant.

Le Parti conservateur, contrairement aux autres partis, et en particulier les libéraux, est riche. Très riche. Selon les chiffres officiels, il dort sur un fond de guerre d'au moins 18 millions, grâce en grande partie à des dons privés de militants.

Vrai, les autres partis doivent apprendre eux aussi à récolter auprès d'une base militante (notamment par l'internet, comme l'a fait Barack Obama). Mais leur couper les vivres aussi subitement, à ce moment-ci, trahit bien plus la soif de pouvoir dont souffre Stephen Harper que son engagement à réduire les dépenses publiques.

(Pour la petite histoire, il faut rappeler que l'introduction par Jean Chrétien des nouvelles règles de financement populaire visait aussi des objectifs politiques. Contre la volonté de son caucus, Jean Chrétien avait réduit considérablement les dons personnels et d'entre^rises, en 2003, pour assurer un financement stable au Bloc québécois. Lequel Bloc québécois, évidemment, empêchait au Québec toute remontée des conservateurs. Les libéraux de Jean Chrétien raflaient une majorité de sièges en Ontario et hop! le tour était joué.)

S'en va-t-on vraiment vers des élections? Psychodrame surréaliste que tout cela?

Probablement. S'il reste une once de bon sens dans ce Parlement, cette affaire sera désamorcée avant lundi soir.

Les libéraux, en tout cas, pensent que Harper reculera. Eux ne reculeront pas, jurent-ils. «Pourquoi se ferait-on hara-kiri?» demande un député libéral.

Juste au cas où les choses tourneraient au vinaigre, les libéraux sont en train d'étudier les subtilités de la constitution de leur parti pour expulser proprement leur chef actuel, Stéphane Dion, et couronner promptement Michael Ignatieff, qui jouit d'un fort appui dans les troupes.

Un autre scénario circule: la gouverneure générale demanderait au Parti libéral et au NPD de former un gouvernement de coalition avec un accord tacite du Bloc québécois. Au moins pour quelques mois.

Bancal, certes, mais on éviterait un nouveau scrutin.

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