Si tout avait fonctionné selon le plan initial de Michael Ignatieff, nous serions, ce matin, en campagne électorale.

Heureusement pour le chef libéral, Jack Layton a non seulement sauvé le gouvernement Harper, il a aussi épargné à Michael Ignatieff l'embarras de se lancer en élections au moment où son parti connaît une grave crise interne.

Que le NPD permette aux conservateurs de survivre, voilà qui était hautement imprévisible. Les problèmes qui accablent M. Ignatieff cette semaine, par contre, étaient écrits dans le ciel.

 

La relation entre le chef libéral et son ex-lieutenant a toujours été, comment dire, aussi inusitée que hasardeuse. En plus, M. Ignatieff n'a pas aidé sa cause en prenant une série de décisions mal avisées.

La première de ces décisions, même les conseillers et les députés de M. Ignatieff s'entendent là-dessus, aura été de donner beaucoup trop de pouvoirs à son ancien lieutenant et de ne pas prêter attention aux critiques sur ses méthodes.

«Denis Coderre a fait le vide autour de lui, si bien que personne n'arrivait à se rendre jusqu'au chef, jusqu'au jour où est arrivé Martin Cauchon», résume un conseiller libéral à Ottawa.

L'autre erreur du chef libéral aura été de ne pas se méfier suffisamment des ambitions personnelles de son ex-lieutenant. Pourtant, M. Ignatieff connaissait bien M. Coderre et son caractère.

Pendant sa course à la direction en 2006 (remportée par Stéphane Dion), M. Ignatieff avait admis à des proches se méfier de cet organisateur un peu trop zélé.

À cette époque, en sortant avec une collègue de l'édifice de la presse nationale, rue Wellington à Ottawa, je me souviens d'avoir entendu clairement un commentaire de M. Ignatieff à propos de Denis Coderre.

Je ne sais pas à qui il parlait, mais il avait terminé l'appel en disant: «Et cette fois, ne te laisse pas bousculer par Denis Coderre, surtout.» M. Ignatieff avait affiché un rictus figé en nous apercevant sourire derrière lui...

La confiance n'a jamais été la principale caractéristique de cette relation inusitée. Pourquoi l'avoir nommé lieutenant, alors?

«Vaut mieux occuper Denis», m'avait expliqué un proche de Michael Ignatieff l'hiver dernier. Le chef libéral avait respecté le vieux principe qui veut qu'en politique, on garde ses amis près de soi, et ses ennemis encore plus près.

Il faut dire aussi, à la décharge de M. Coderre, qu'il n'a pas demandé ce poste. Il en a hérité parce que personne n'en voulait. Et puis, toujours pour être juste envers l'ex-lieutenant, tous ses collègues vantent aujourd'hui son travail de lieutenant.

Mais comme le chef et ses conseillers ne faisaient pas totalement confiance à M. Coderre, on lui a adjoint des «chaperons», comme Marc-André Blanchard, un avocat prestigieux et l'une des figures non publiques les plus influentes chez les libéraux, aussi bien provinciaux que fédéraux.

D'autres conseillers, comme Yves Gougoux ou Jean-Marc Fournier, se sont aussi greffés dans l'orbite d'Ignatieff, mais aucun dans des postes officiels et à temps complet.

MM. Blanchard, Fournier et Gougoux sont des hommes brillants et politiquement allumés, mais ils ont tous un «vrai» job ailleurs. M. Coderre, lui, ne fait que de la politique, 25 heures sur 24. Pas étonnant qu'il ait pris beaucoup de place.

Drôle d'idée pour un chef, tout de même, de nommer un lieutenant en qui il n'a pas pleinement confiance et des conseillers à temps partiel dans la province la plus prometteuse.

D'autant plus que le mariage de raison entre les libéraux provinciaux (MM. Blanchard et Fournier) et fédéraux crée toujours des remous.

Certains libéraux québécois sont encore étonnés, par exemple, de voir l'ancien député et ministre provincial Jean-Marc Fournier dans le bureau du chef. Ils doutent de l'allégeance de M. Fournier aux libéraux fédéraux parce que son organisateur dans Châteauguay, Daniel Rochette, a aussi été l'organisateur du candidat conservateur aux dernières élections fédérales de 2008 (Pierre-Paul Routhier).

Paranoïa ou doutes fondés, là n'est pas la question. Ce que cela dit, c'est que l'organisation de M. Ignatieff au Québec est bancale.

Le chef libéral a pourtant reçu tous les avertissements d'usage et les critiques dès son arrivée à la tête du PLC.

Lorsqu'il a annoncé la composition de l'équipe de son bureau, l'hiver dernier, tous les commentateurs québécois ont souligné d'une voix l'absence honteuse (et suicidaire) de conseillers québécois francophones «seniors». M. Ignatieff a promis de corriger le tir, mais neuf mois plus tard, le poids du Québec dans son bureau est toujours inversement proportionnel aux ambitions des libéraux dans la province.

C'est à croire que le fiasco de Paul Martin n'a pas servi de leçon à Michael Ignatieff.

La bonne nouvelle pour les libéraux (il y en a au moins une dans cette très mauvaise semaine), c'est que le «cadeau» de Jack Layton leur permettra maintenant de se ressaisir. Peut-être que cela donnera aussi le temps à leur chef de comprendre qu'il lui faudra plus, pour gagner le Québec, que de répéter dans chaque discours que ses grands-parents sont enterrés dans les Cantons-de-l'Est.