Pour un chroniqueur politique, le budget d'un gouvernement minoritaire a cela d'excitant qu'il soulève, au premier chef, la question de la survie du gouvernement.

Cette question ayant été préalablement réglée par le chef libéral, Michael Ignatieff (qui ne veut pas d'élections pour le moment), l'exercice d'hier devenait parfaitement insignifiant.

Je me souviens d'un jour de budget, il y a quelques années. Nous étions quatre journalistes assis dans ma voiture, dans le stationnement de notre hôtel d'Ottawa, accrochés à la radio, attendant fébrilement le verdict de Gilles Duceppe.

Le chef du Bloc avait varlopé généreusement le gouvernement Harper, pour finalement annoncer que son parti appuierait néanmoins cet abominable budget. «O.K., on peut rentrer à Montréal !» avait lancé mon copain Michel C., soulagé, comme nous tous, d'obtenir ainsi un répit électoral.

Même chose pour les discours du Trône : ils peuvent normalement provoquer la chute du gouvernement si l'opposition en décide ainsi. Cette année, cette question a été rapidement évacuée. J'ai réalisé, bien après avoir écrit ma chronique d'hier, que je n'avais pas abordé la question de la joute politique dans ce discours du Trône. Tout simplement parce qu'il n'y avait pas de joute politique.

Michael Ignatieff, après avoir joué les matamores l'automne dernier, est devenu ce printemps la meilleure garantie de longévité du gouvernement Harper.

Que la stratégie électorale soit évacuée préventivement ne veut toutefois pas dire que la décision des partis de l'opposition d'appuyer ou non le budget devient insignifiante. Bien au contraire. Surtout pour Michael Ignatieff, dont la décision pourrait prolonger le billet du gouvernement Harper bien après les prochains mois.

Au-delà des décisions stratégiques et électorales à court et moyen terme, les libéraux devront aussi réaliser que, en laissant passer ce budget, ils acceptent un plan de cinq ans qui prévoit un gel des dépenses du gouvernement et proscrit toute hausse de revenus (taxes et impôts) ainsi que toute coupe dans les transferts aux provinces.

Lorsqu'ils étaient au pouvoir, dans les années 90, les libéraux ont éliminé le déficit, essentiellement, en sabrant dans les transferts aux provinces (pour la santé et l'éducation, surtout).

Le cas du ministère de la Défense est particulièrement intéressant. Au pouvoir, les libéraux avaient réduit les budgets de la Défense, ce que leur ont toujours reproché les conservateurs. Le gouvernement Harper a complètement renversé la vapeur dans les dernières années et propose de soustraire la Défense au gel généralisé l'an prochain. C'est donc dire que, d'ici à 2017, le budget de la Défense passera de 19 milliards actuellement à 23 milliards (de 15 à 23 milliards de 2006 à 2017). Pendant que tous les autres ministères verront leur enveloppe budgétaire gelée (sauf l'aide internationale, qui devrait augmenter aussi l'an prochain, quoique plus modestement que prévu).

Les libéraux accepteront-ils un tel plan, sans débattre des investissements dans l'armée ? Avec les sacrifices humains en Afghanistan et l'intervention essentielle des troupes canadiennes en Haïti, il devient de plus en plus difficile, politiquement, de s'opposer à l'augmentation des budgets de la Défense.

Par ailleurs, il sera aussi ardu pour les libéraux de critiquer l'interventionnisme du gouvernement conservateur (une marque de commerce libérale) et son nouveau dada pour l'innovation (autre champ de prédilection des libéraux).

Ce sont plutôt les conservateurs eux-mêmes qui semblent vouloir se convaincre de la nécessité d'injecter des fonds publics dans un plan de relance. «Nous reconnaissons qu'une situation exceptionnelle exige des mesures exceptionnelles, a dit hier le ministre Jim Flaherty dans son discours sur le budget. Le gouvernement doit parfois intervenir pour que l'économie continue de tourner. Cependant, en tout temps, il doit aussi se remettre en mémoire la véritable source de notre prospérité.»

Tout cela, on le voit, place les libéraux dans une situation délicate. Ce budget, qui n'a pourtant rien de spectaculaire, pourrait fort bien devenir un piège à ours pour Michael Ignatieff. D'autant plus que celui-ci a eu bien du mal, à ce jour, à présenter une solution de rechange crédible.

À supposer, ce qui est tout à fait probable, que le gouvernement Harper survive à 2010, quelle sera sa situation dans un an ? Vraisemblablement, meilleure qu'aujourd'hui. La reprise devrait s'être d'ici là confirmée, les revenus du gouvernement devraient être en hausse, les troupes canadiennes seront revenues d'Afghanistan, les chiffres de réduction du déficit pourraient être meilleurs que ceux dévoilés hier dans le budget. Les prochains jours aux Communes s'annoncent rock'n'roll pour le gouvernement Harper, qui devra rendre des comptes pour sa prorogation intempestive, mais dans l'ensemble, l'avenir à moyen terme n'est pas si noir que ça.

La réalité politique, c'est que les libéraux cherchent des «poignées» pour secouer le gouvernement. «On sent que les Canadiens n'aiment pas ce gouvernement. Il y a plein de petites choses, mais rien de suffisant pour assommer le gouvernement ou mobiliser l'opinion publique», m'a dit récemment un stratège libéral à Ottawa.

On ne renverse pas un gouvernement, en effet, avec la prorogation, ou avec les problèmes à l'organisme Droits et Démocratie, ou avec le dossier d'Omar Khadr. On gagne encore moins des élections avec ça.

Reste l'usure du pouvoir, maintenant la meilleure alliée des libéraux. Justement, en laissant passer ce budget, les libéraux risquent d'offrir beaucoup de temps aux conservateurs.

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