Imaginez un pipeline de 1000 km qui traverserait l'Alberta, des sables bitumineux aux raffineries. Pas pour transporter du pétrole. Pour déménager les gaz à effet de serre vers le sous-sol de la Saskatchewan, où on les emprisonnerait.

L'idée peut paraître loufoque, mais il se trouve que la Saskatchewan est un leader mondial en matière de séquestration du CO2. Depuis déjà sept ans, EnCana, qui exploite un gisement dans le sud de la province, importe du CO2 par pipeline du Dakota du Nord.

 

«Au départ, le but n'était pas écologique, c'est une nouvelle technologie pour extraire davantage de pétrole», dit Twila Walkeden, porte-parole d'EnCana, rencontrée à Weyburn.

En effet, on a découvert que l'injection d'un CO2 pur dans les gisements agit comme un solvant et aide à récupérer le pétrole. EnCana extrait près de 30 000 barils par jour; sans cette technologie, ce serait trois fois moins.

Sauf que ce faisant, on retire de l'atmosphère des millions de tonnes de gaz à effet de serre, qui proviennent de centrales au charbon du Dakota (on en a enfoncé 10 millions de tonnes jusqu'ici). EnCana ne veut pas divulguer la valeur du contrat qui la lie jusqu'en 2015 à Dakota Gasification, propriétaire des centrales au charbon. Mais le site de cette société évalue à 120 millions le coût du processus de captation-séquestration du CO2 à lui seul.

Que devient ce CO2? Il reste coincé sous la terre. En sortira-t-il un jour? Est-ce dangereux? Depuis le départ, des chercheurs du monde entier suivent l'évolution du projet. Et aux dernières nouvelles, on n'a trouvé aucune fuite. Le Centre de recherche sur les technologies du pétrole de l'Université de Regina tente maintenant de voir si on pourrait appliquer ce principe plus largement pour combattre les émissions de gaz à effet de serre qui, en plus de menacer la planète, plombent la réputation du pétrole albertain.

«Les signaux sont clairs: le monde demande du pétrole plus propre et, si le Canada ne le comprend pas, notre commerce sera en péril», opine Ralph Goodale, seul député libéral de la province, quand je lui parle du Tournant vert.

«Le Congrès américain a voté une loi pour empêcher l'achat de pétrole venant des sables bitumineux et l'ambassade du Canada se débat avec ça; l'Association des maires américains a résolu cette année de ne plus utiliser ce pétrole dans les véhicules municipaux; en Californie, à New York, dans l'Union européenne, au Royaume-Uni, en Australie même, on veut mettre un prix sur le carbone. Allons-nous arriver en retard dans le jeu?»

Un pipeline vers Kyoto

Ralph Goodale n'est donc pas gêné de parler du Tournant vert, même si cela semble un anathème dans une province qui peut espérer dépasser l'Alberta un jour en matière de production de pétrole. Entre autres gisements, la Saskatchewan est assise sur un quart de la formation géologique de Bakken, qui renferme entre 271 et 503 milliards de barils de pétrole (le plus grand gisement d'Arabie Saoudite, Ghawar, en aurait 125 milliards).

«Le monde ira un jour au-delà de l'énergie fossile, mais nous n'en sommes pas là; en attendant, il faut donc la produire de la meilleure manière possible. Il faut que nous fassions du pétrole à haute intensité de savoir, pas seulement à haute intensité de carbone.

«Un pipeline qui capterait le CO2 produit par le pétrole albertain coûterait 25 milliards; mais à lui seul, ce projet nous permettrait de rattraper les objectifs de Kyoto, dit-il. Ce serait l'équivalent pour l'Ouest de la Voie maritime du Saint-Laurent.»

Car au-delà des gisements de pétrole, le sous-sol de la province pourrait accueillir de manière sécuritaire d'immenses quantités de CO2.

S'il n'en reste qu'un

Au fait, s'il ne reste qu'un libéral entre l'Ontario et Vancouver, ce sera Ralph Goodale. L'homme de 58 ans se déplace d'un pas athlétique dans son bureau électoral de Broad Street. L'adversaire sera redoutable cette année.

Il a beau représenter Wascana depuis 16 ans et avoir été élu avec 52% des suffrages exprimés en 2006, il a beau avoir été ministre des Finances et de l'Agriculture, pressenti comme chef (il lui manque le français), un fait demeure: les libéraux sont une espèce menacée dans les Prairies.

«On a coutume de dire en Saskatchewan que nous sommes la province de l'année prochaine, mais que l'année prochaine n'arrive jamais. Eh bien, cette fois, nous sommes l'année prochaine! Il y a eu des périodes prospères, mais rien de comparable à ce qu'on vit depuis deux ans.»

Comment bâtir sur cette prospérité due essentiellement à l'explosion des prix des matières premières? «Bien des choses qui sont du ressort du gouvernement provincial; mais si vous me le demandez, je réduirais la dette et les impôts, je construirais des infrastructures et, surtout, j'investirais massivement dans l'éducation, le savoir, la formation. Il faut mettre de l'argent dans nos cerveaux.»

La semaine dernière, le ministre des Finances de la Saskatchewan a revu ses prévisions budgétaires à la baisse, à cause de la baisse du prix du pétrole. Le surplus ne sera pas de 3,1 milliards, mais seulement de 3 milliards.

Sur des dépenses de 12 milliards, le chiffre est assez stupéfiant. Il est dopé, justement, par les redevances du pétrole qui comptent pour 23% des revenus de l'État. La production a doublé depuis 16 ans, le prix a explosé depuis deux ans, et les puits sortent de terre sans arrêt.

Parti de la Saskatchewan

L'adversaire conservatrice de M. Goodale s'appelle Michelle Hunter, est agent de relations publiques et préside le Parti de la Saskatchewan. C'est le parti du nouveau premier ministre, Brad Wall, élu en 2007. Le parti est une coalition de libéraux et de conservateurs provinciaux déçus qui se sont unis pour défaire le NPD, qui semblait devoir régner éternellement sur la province.

«Nous croyons à la libre entreprise», me dit-elle pour résumer la philosophie de ce nouveau parti. «Nous ne croyons pas à l'État nounou.»

«Il y a six ans, mon fils (qu'elle a élevé seule) prévoyait aller vivre en Alberta, mais aujourd'hui les jeunes reviennent. Il y a des emplois, de nouvelles entreprises, les fermes sont enfin rentables. Le Tournant viendrait nous enlever notre richesse et l'envoyer vers l'Est. C'est injuste et ça ne règle pas le problème du carbone.»

Et qu'est-ce qui vous fait croire que cette fois, les gens de Regina-Wascana voteraient pour vous? Elle me dévisage une seconde. «Parce que c'est la bonne chose à faire.»

L'idée que les libéraux de Stéphane Dion veulent dépouiller la province a fait son chemin. Mais M. Goodale a ici une réputation en or. En or noir, bien sûr.

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