Stephen Harper contre «les valeurs du Québec». La ligne d'attaque du Bloc québécois était aussi simple que redoutable. Mais le comique de l'affaire, c'est qu'il n'y a rien de plus «canadien» que de se méfier de Stephen Harper.

C'était d'ailleurs ce qu'avait essayé Paul Martin en 2006: Stephen Harper menace les «valeurs canadiennes», disait-il. Mais plombé par les commandites, son parti était mal placé pour parler de valeurs.

Qu'importe. On le voit en lisant les journaux ou en écoutant les électeurs. Ce qui ne fonctionne pas pour Stephen Harper au Québec, c'est presque exactement ce qui ne fonctionne pas à Toronto, à Winnipeg, à Vancouver et partout ailleurs au Canada où on ne vote pas conservateur - c'est-à-dire la plupart des endroits.

Ce Canada-là ne s'aime pas tel que représenté par Stephen Harper. Il aime l'idée d'un gouvernement compatissant. Il aime ses programmes sociaux, et par-dessus tout l'assurance-maladie. Ce n'est pas pour rien qu'en 2004, les auditeurs de CBC ont choisi Tommy Douglas, le père du système, comme «plus grand Canadien de tous les temps».

Ce Canada plutôt urbain se voit comme un pays de nature, et aime à se voir comme un ami de l'environnement, même si les Canadiens ressemblent à s'y méprendre aux Américains sur le plan individuel.

Ce Canada-là, qui est la majorité, aime à penser que sa voix peut faire la différence dans le monde. Il s'aime comme casque bleu, comme négociateur entre les frères ennemis. Il n'aime pas les dépenses militaires. Il s'aime avec sa feuille d'érable sur son sac-à-dos, et se gonfle d'orgueil quand on lui dit en souriant, à Djakarta: «Ah, vous êtes Canadien!»

Par-dessus tout, le Canada s'aime comme non-Américain. Il est le pays le plus américain au monde après les États-Unis, mais néanmoins (ou peut-être précisément pour cela) ne s'aime jamais autant que quand il s'oppose fermement aux politiques américaines. Pierre Trudeau n'est pas devenu une icône canadienne par sa seule opposition au nationalisme québécois. Il s'est construit largement par sa capacité à prendre ses distances des Américains par toutes sortes de gestes symboliques puissants -tout en restant fondamentalement un allié indéfectible. Jean Chrétien a atteint des sommets de popularité quand il s'est opposé à la guerre en Irak. Et les mêmes qui, à Toronto, méprisent Stephen Harper, n'aimaient pas voir Brian Mulroney chanter avec Ronald Reagan.

Alors, ce Canada-là n'aime pas entendre les autres pays s'inquiéter de l'abandon de Kyoto par le Canada. Il n'aime pas l'insignifiance de nos relations extérieures. Il n'aime pas l'idée que la culture canadienne, peut-être, aura moins de résonnance à l'étranger parce qu'on a sabordé deux programmes. Même s'ils ne vont pas aux représentations du Royal Winnipeg Ballet, il aime l'idée qu'on l'a applaudi à Kiev ou à Tokyo.

Bien sûr, on est dans l'ordre des perceptions, puisque les libéraux avaient négligé l'application de Kyoto, le rôle du Canada dans les relations internationales s'est amenuisé depuis plusieurs années, Omar Khadr était détenu pendant trois ans sous les libéraux, Paul Martin avait lui aussi entrepris un rapprochement avec Washington, Stephen Harper ne parle pas de privatiser la santé, les programmes sociaux sont demeurés à peu près intacts, et les libéraux disposaient des surplus budgétaires à peu près comme les conservateurs : en payant la dette. En vérité, les conservateurs ont gouverné légèrement plus à droite que les libéraux.

Mais ce ne sont pas que des impressions. Stephen Harper a commencé sa carrière en quittant les conservateurs de Mulroney pour fonder un parti bien plus radical, en réaction au «Canada central» qui se méfie de lui aujourd'hui. Il était bel et bien pour la guerre en Irak. Il n'a jamais cru à Kyoto. On ne le soupçonne pas d'être un grand ami des arts.

Bref, on s'inquiète de ses valeurs «canadiennes».