Sur la route de Santa Clara, en doublant un tracteur ou une charrette tirée par un cheval, on aperçoit des séries de panneaux qu'on dirait repeints de frais pour le 50e anniversaire de la Révolution.

«Un mundo... nuevo... es posible... sera realidad.»

Un monde nouveau est possible, sera réalité. Sorte de «yes we can» cubain, la promesse du changement est aussi vieille que le gouvernement Castro (et Frère).

«Pour un socialisme efficace et productif», suggère un autre panneau tandis que je double dans ma jeep louée un vieux camion Ford des années 50 qui charrie un chargement de canne à sucre. Devant, un autocar chinois dernier cri mène des touristes (comme moi) vers un resort sur quelque cayo.

Nous sommes au lendemain du discours inaugural de Barack Obama et, si Cuba vibre à cet événement historique, il le cache bien.

Granma, l'organe officiel du Parti communiste cubain, y consacre un petit article en page 4. Il est surtout question des mesures de sécurité exceptionnelles, mais on note que la communauté internationale le reçoit avec optimisme et espère une nouvelle ère de dialogue. L'émission d'affaires publiques Mesa Redonda, à la télé nationale, a insisté sur les énormes problèmes auxquels fait face le président.

Et dans la rue, c'est loin d'être le délire. «On en a vu, des présidents américains, certains plus durs, certains moins durs, mais l'embargo est encore là...» me dit Juan avec un haussement d'épaules.

«Ce sera mieux que Bush, c'est certain, il a été le pire. Il faut dire qu'à Cuba on aime les gens intelligents, alors Bush...» Il a beau être critique du régime cubain, il est fier de vivre dans un pays dont les habitants sont parmi les plus instruits et où l'analphabétisme est quasi inexistant.

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Je me perds dans les rues étroites et tristes de Santa Clara. Il y a de petites files d'attente devant des épiceries mal garnies. La ville a perdu ses couleurs splendides, mais des peintres remettent de l'ocre sur les murs d'une école. Des enfants en uniforme, foulard rouge au cou, courent dans la rue. Ils ressemblent à ceux qu'on voit peints sur l'affiche. «Un mundo nuevo es posible...»

J'arrive à la place Che Guevara, immense espace stalinien qui domine Santa Clara. La statue du révolutionnaire trône au sommet d'un socle gigantesque. On a gravé dans la pierre des bouts de discours et ce fameux slogan, que le temps a noirci: Hasta la victoria siempre - Jusqu'à la victoire éternelle.

En attendant le triomphe final, des ouvriers s'affairent à un autre chantier, autour de blocs de béton, au bas de la place.

«Ils agrandissent la place», me dit un homme en camisole jaune fluo qui sort d'une Buick 1955 impeccablement repeinte en vert pomme. Ces colosses arrondis, vestiges industriels états-uniens d'après-guerre, sont encore partout à Cuba, où on se les lègue de père en fils. «C'est mon grand-père qui l'a achetée ; j'y ai mis un moteur de Toyota.» Les rares Cubains qui peuvent acheter une voiture neuve conduisent des modèles coréens, français, japonais. Quelques Lada rappellent l'époque où l'URSS maintenait l'économie cubaine à flot.

Elle n'est pas assez grande comme ça, cette place? «Rien n'est trop grand pour le Che!» ironise doucement l'homme en camisole.

Sous la statue géante, un musée présente les armes, le jeu d'échecs, le diplôme de médecine et les habits du Che. Puis on entre dans une voûte sombre, éclairée à la chandelle, où les visiteurs sont priés d'ôter leur chapeau.

Ici reposent les restes du Che, mort en 1967 en Bolivie. Ici, on veille sur la mémoire du héros et de ses compagnons d'armes.

Ici vacille la flamme d'une révolution à bout de souffle.

Ce n'est pas par hasard que l'on a choisi cette petite ville du centre de Cuba pour enterrer Guevara, né argentin. C'est ici qu'a eu lieu la victoire militaire décisive de la guérilla menée par Fidel Castro, le 28 décembre 1958. Guevara a fait sauter le train blindé de l'armée du gouvernement du dictateur Batista - des wagons sont exposés sur une autre place, plus bas dans la ville. Trois jours plus tard, le Batista s'est enfui et Castro a pris le pouvoir.

Nous voici 50 ans plus tard et personne n'a le coeur à la fête, apparemment. Deux ouragans ont ravagé le pays en 2008, comme des cataclysmes qui se surajoutent à une impasse économique et politique. Ici aussi, on aimerait bien «un changement dans lequel on peut croire».

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«Je viens d'une famille très révolutionnaire, me dit Miguel. Mon père s'est battu pour le communisme en Angola (Cuba y a envoyé plus de 300 000 soldats dans les années 80). Nous avons voyagé de nuit dans le train, en 1997, quand ils ont ramené de Bolivie les os du Che. Il y avait des milliers de personnes, Fidel était là. Je sais tout ce que la Révolution a fait de bien, l'éducation, la santé (une espérance de vie comparable aux pays développés), tout ça... Mais je sais tout ce qu'elle a raté. Nous avons de bons médecins, mais ma cousine étudie en médecine, elle travaille fort, et quand elle aura fini, elle fera le même salaire que moi, qui suis mécanicien. Ma soeur est professeur, mais elle veut aller travailler dans un hôtel pour touristes. Même à faire les chambres, elle sera mieux payée avec les pourboires... Regarde mes souliers (des Nike). On me les a donnés. Ils valent le salaire de quatre mois, si on en trouve... Personne ne meurt de faim, mais tout le monde survit», me dit-il.

Ernesto, 21 ans, espère sans illusion la fin de l'embargo. «Mais peut-être que le gouvernement serait embêté, il ne pourrait plus blâmer les Américains pour tout ce qui va mal.»

«L'autre jour, un ami qui étudie en informatique (un des rares à avoir accès à un ordinateur) m'a montré une assemblée où un fermier s'est mis à critiquer le gouvernement. Pourquoi je ne peux pas vendre mes légumes ailleurs? Pourquoi je ne peux pas voyager dans un autre pays?»

Il me dit que, quand «tout le monde le sait», l'État ne vous arrête pas pour délit d'opinion. Mais c'est tout de même à voix basse qu'il me raconte ça. Et c'est clandestinement que circule le DVD de cette fameuse séance. Une soixantaine d'opposants non violents sont détenus, selon Amnistie internationale, et on emprisonne encore préventivement des opposants pour «dangerosité sociale».

À quoi rêves-tu, Ernesto? «Je rêve de voir Rome, les pyramides, l'Argentine. Mais ce n'est que moi. D'autres rêvent d'une maison ou d'une voiture. D'autres veulent partir. Ils en parlent tout le temps, mais ne font rien. À Santa Clara (220 000 habitants), presque tout le monde a un parent en Floride. Moi, ça ne m'intéresse pas. Ma famille est ici, c'est mon pays. J'aimerais que ça change, mais franchement, même s'il le voulait, je ne pense pas qu'Obama pourra faire ça à lui seul...»

En quittant la ville, les slogans défilent à nouveau. «Il (Che) nous laisse son exemple... Le socialisme ou la mort... Les principes ne sont pas négociables... Pour un monde meilleur...»