Ce n'est pas une position de principe. Ce n'est même pas une opinion. Je ne suis pas «contre» ce film, ni contre l'idée, ni contre le projet, ni contre le fait d'aller le voir, ni contre rien du tout.

C'est seulement cette bile noire qui me remonte en pensant à ce soir du 6 décembre 1989. J'avais 25 ans, je sortais de l'université et sans connaître aucune des victimes, j'étais comme tout le monde à Montréal: à une ou deux ou trois personnes de distance de chacune d'elles et même de Lépine. Lépine avec qui untel avait vécu, qu'untel avait rencontré...

 

J'étais dans la salle de rédaction en train d'écrire un texte sur un jugement condamnant un joueur des Nordiques à sept années de pénitencier quand la nouvelle est tombée.C'était avant la multiplication des cellulaires et quand la nouvelle est sortie, un journaliste attendait dans l'angoisse des nouvelles de son enfant, étudiant à Poly. C'était avant RDI, avant LCN. C'était au temps des nouvelles discontinues.

C'était trop gros, trop proche et trop étrange en même temps. Nous avons perdu un reste d'innocence, avait écrit Lise Bissonnette. La fureur de l'époque nous rattrapait.

Innocents, oui, nous étions une sacrée bande d'innocents. Une seule journaliste avait été dépêchée sur les lieux, Marie-Claude Lortie. Ce n'est que le lendemain qu'on s'est secoué.

Nous demandions rageusement: qu'a donc fait la police? Nous étions aussi dépourvus, à La Presse, et nous n'avons rien compris sur le coup.

Je me souviens de la photo, qui faisait toute la première page de The Gazette. C'était au temps où un événement écrasait rarement tous les autres en première page des journaux. Mais eux avaient compris. Sur toute la hauteur de la une, on voyait cette jeune femme morte, de dos, affalée dans une chaise dans une salle de classe, et à l'arrière-plan, un policier qui enlevait une banderole où il était écrit «Joyeux Noël».

J'y pense et j'en frissonne, j'y pense et j'ai la nausée. Et vous me demandez si je vais voir le film?

Le surlendemain, j'étais au palais de justice devant le dossier de divorce des parents de Marc Lépine. Toute l'infinie tristesse de son enfance s'étalait là. Né en 1964 d'une mère québécoise et d'un père algérien. Mariés aux États-Unis, ils ont vécu essentiellement à l'étranger jusqu'en 1969.

Le père était décrit dans le dossier de divorce comme un tyran qui battait la mère devant ses enfants, et qui frappait son fils au visage, jusqu'à le faire saigner, et qui empêchait la mère de le consoler. Après le divorce, le père a dû limiter ses visites, encadrées par les travailleurs sociaux. Et j'en passe et des pires.

Et on en entend encore venir nous faire de la sociologie de merde pour nous expliquer qu'il y a quelque chose à comprendre de l'«homme québécois» dans cette tragédie, qu'il faut y lire quelque chose du rapport homme-femme, ou mieux encore: que les étudiants auraient dû protéger les femmes. Comme s'ils avaient pu deviner ce qui s'en venait.

Cette tragédie est un puits noir duquel on peut faire remonter sa théorie préférée, pour autant qu'on la détache un peu de la psychologie de Lépine. Pour autant qu'on la désincarne, qu'on la sorte de son contexte personnel et qu'on la gonfle dans le «social».

Pourquoi cette rage-là, dont on ne perçoit que les ombres, pourquoi cette rage s'est muée en délire meurtrier? Je ne le sais pas.

Je doute qu'un film qui raconte la tuerie m'aide à comprendre pourquoi cet enfant maltraité, humilié par son père, témoin de l'humiliation et de la violence faite à sa mère, pourquoi celui-là est-il allé s'acheter une arme pour tuer le plus de femmes possible et les emmener avec lui dans la mort, je ne le sais pas. Mais si je voulais absolument le savoir, avant de lire trop de sociologie, j'épuiserais le champ de la psychiatrie...

Le samedi, je me suis surpris à faire la queue, seul, sur la montagne, au milieu de milliers de personnes, pour défiler devant les cercueils des victimes. Comme dans un élan maladroit de solidarité humaine avec des gens que par hasard je ne connais pas.

J'étais là au milieu de la foule, confusément honteux de m'approprier des deuils qui n'étaient pas les miens. Ce film, je n'ai pas joué dedans, je l'ai seulement vu et on me l'a raconté et analysé et suranalysé et je n'irai pas le revoir, même si c'est fait avec la plus parfaite intelligence.

Oui, mais on fait bien des films sur l'Holocauste, pour témoigner, me dit-on. Faut-il vraiment répondre à cet argument? Si les mathématiques morbides ne suffisent pas à rendre la comparaison absurde, tentons de ne pas mettre sur le même pied le projet génocidaire d'un gouvernement avec la folie d'un seul homme.

Et de toute manière, je le répète, je ne suis pas contre le témoignage, le récit de l'épouvantable, l'exploration de la sauvagerie humaine. Je suis pour la liberté cinématographique et tout. Je ne polémique même pas. Je n'irai pas à Christiane Charette, ni rien.

De toute manière, ce n'est pas le journaliste qui parle, c'est le type un peu perdu qui marchait sur le mont Royal, un très beau et très triste samedi de décembre, il y a 19 ans, devant l'horreur du monde, qui venait de s'engouffrer sauvagement dans sa cité.

Alors si vous le permettez, je n'irai pas.

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