Comment se fait-il que les chantiers de construction coûtent systématiquement 10% de plus au Québec que dans le reste du Canada? Comment se fait-il que des chantiers soient saccagés ou mystérieusement ralentis quand des entrepreneurs refusent certaines conditions syndicales?

C'étaient des questions que se posait la célèbre commission d'enquête sur l'industrie de la construction, en 1975.

La réponse de la commission: tout un système criminel avait pourri l'industrie de la construction.

Et à voir surgir les informations depuis un mois, c'est fou comme on a envie de poser les mêmes vieilles questions. Les éléments criminels ont-ils pénétré le monde de la construction sérieusement? Les chantiers québécois sont-ils plus chers qu'ailleurs pour cela (ou pour autre chose)? Les règles du jeu sont-elles truquées?

«Bris et vols d'équipements, ralentissements sur les chantiers et même intimidation» seraient «monnaie courante» en ce moment pour les entrepreneurs qui refusent certaines concessions, nous dit Denis Lessard aujourd'hui.

C'est fou comme tout ça ressemble aux découvertes de la commission Cliche, il y a 34 ans.

La commission était présidée par un des juristes les plus admirés de son temps, Robert Cliche. Pour faire bonne mesure, on avait nommé à sa droite un jeune avocat patronal ambitieux, un certain Brian Mulroney, et à sa gauche, un syndicaliste à peine moins ambitieux, Guy Chevrette.

Ce rapport de 600 pages a été un coup de poing. Il exposait en détail le système mafieux qui contrôlait les grands chantiers industriels au Québec.

Le rapport a forcé la démission d'André «Dédé» Desjardins, président de la FTQ-Construction, qui présidait au banditisme syndical. Desjardins a fini dans le prêt usuraire, des années plus tard, avant de se faire assassiner. Quatre syndicats avaient été mis en tutelle jusqu'en 1981. Les deux tiers des dirigeants syndicaux à la Baie-James ont un casier judiciaire, raconte notamment Brian Mulroney, dans une entrevue avec Cliche et Chevrette, qu'on peut trouver dans les archives de Radio-Canada.

Et puis, sur toutes les lèvres à l'époque, cette question: comment se fait-il que le président de la FTQ, Louis Laberge, ne dit rien, ne fait rien?

Le rapport allait d'ailleurs sévèrement critiquer Laberge. S'il n'était pas partie prenante au système, il a fait preuve de complaisance et d'aveuglement.

Comment se fait-il que si peu de gens dénoncent le système, avait demandé le journaliste Pierre Nadeau à Robert Cliche. «Les gens sont pas parleux dans ce domaine-là», se contente de répondre le commissaire, l'oeil goguenard.

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Trente-quatre ans plus tard, les gens ne sont pas plus «parleux». Et on ne sait pas encore à quoi aboutiront les perquisitions effectuées hier et depuis deux semaines. Mais on sait qu'en plus de ses notes de frais exorbitantes, l'ex-directeur de la FTQ-Construction, Jocelyn Dupuis, côtoyait un membre en règle des Hells Angels. Pourquoi? De simples rencontres sociales ne prouvent rien, évidemment, mais la SQ nous dit que l'enquête porte sur de possibles activités de blanchiment d'argent.

Posons à Michel Arsenault la même question que la commission Cliche posait à Louis Laberge : où étiez-vous, M. Arsenault? N'avez-vous rien vu, rien entendu?

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Quittons un instant le terrain des malversations et de la criminalité et revenons à une autre des questions de la commission Cliche: y a-t-il une véritable concurrence dans l'industrie de la construction au Québec ou les dés sont-ils pipés? Des causes récentes devant les tribunaux font état d'appels d'offres truqués.

En 2007, mon collègue Bruno Bisson révélait que les routes coûtent passablement plus cher à construire au Québec qu'en Ontario. Pourquoi?

Se pourrait-il qu'une partie de l'explication des problèmes de dépassement de coûts des grands chantiers ne soit pas due au hasard, mais à une forme d'abus systématique - toujours lié à l'absence de concurrence véritable chez les entrepreneurs?

Que penser de ce copinage entre entrepreneurs, firmes de génie, dirigeants syndicaux et élus municipaux?

On sait que le président de la FTQ est allé en voyage sur le bateau de Tony Accurso, un des rois de la construction au Québec, et a reconnu que c'était une erreur. Frank Zampino, lui, refuse de parler de son voyage. Vie privée, dit-il. La belle affaire: l'homme était président du comité exécutif de la Ville de Montréal, l'élu le plus important après le maire.

Même de l'avis du maire Gérald Tremblay (un autre myope), ce n'est pas acceptable. Une firme de M.Accurso a obtenu une partie du plantureux contrat des compteurs d'eau de Montréal. Mais le maire est incapable d'exiger des explications de M.Zampino et celui-ci refuse de parler. Imaginez un ex-ministre de Québec dans la même situation : il serait convoqué immédiatement en commission parlementaire.

Comme si ce n'était pas assez, le même M.Zampino est maintenant numéro 2 chez Dessau, une importante firme de génie-conseil qui fait affaires avec Montréal et plusieurs municipalités.

Y a-t-il d'autres élus qui se promènent en bateau avec des entrepreneurs majeurs? Rien de criminel, rien d'illégal, certes. Mais vous appelez ça «éthique»?

Jour après jour, le dossier s'épaissit en faveur d'une commission Cliche pour notre temps, sur les pratiques dans l'industrie de la construction.