Ça fait drôle d'aller manger avec Yves Boisvert. Depuis le temps que je le vois cité à gauche et à droite, je voulais une preuve tangible de son existence.

C'est fait. Yves Boisvert existe, je l'ai rencontré.

Il n'a pas suffi qu'il porte le même nom. Il a fallu qu'on ait à peu près le même âge et qu'il soit professeur d'éthique publique à l'ENAP. On passe notre temps à faire des commentaires sur les mêmes sujets. Gomery, les compteurs d'eau, Mulroney...

C'est comme si un autre moi, mais savant celui-là, se promenait en ville pour dire avec plus de science ce que j'ai à dire.

J'ai même déjà été félicité pour un de ses livres. C'est vraiment le comble de l'imposture et je profite de l'occasion pour présenter mes excuses à tous les Yves Boisvert dont j'ai pu ternir la réputation.

Car il y a aussi un fameux poète du même nom en Mauricie. Pour un prof d'université, voir des opinions un peu sommaires émises en son nom est sans doute un agacement. Mais pour un poète, passer pour journaliste...

Je suis vraiment désolé.

Nous étions donc face à face sur la terrasse d'un restaurant à causer éthique et gouvernance et généalogie et Guy Lafleur en s'observant tout de même, mais du coin de l'oeil seulement, pour ne pas trop appuyer sur la bizarrerie du moment.

Et là, et là... Et là, il m'a raconté ceci qui m'a levé le coeur.

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Au tournant de 2000, la Régie des alcools, des courses, des jeux et de quelques ratons laveurs (RACJ pour les intimes) commande à Yves Boisvert une étude sur les loteries vidéo et le jeu compulsif. La Régie est l'organisme qui est censé réguler et surveiller le jeu au Québec.

À l'époque, Boisvert est responsable du laboratoire d'éthique publique de l'INRS. Il s'adjoint trois autres universitaires: Yves Bélanger, Élisabeth Papineau et Harold Vétéré.

L'enquête porte sur les dangers des appareils de loterie vidéo, les perceptions du public, les expériences internationales et vise à faire des recommandations pour rendre le plus éthique possible ce commerce entre les mains de l'État.

Dès le début de l'étude, Boisvert reçoit un coup de fil d'un M. Jacques Normand, du ministère des Finances du Québec. Il a entendu dire que cette étude était en cours et se demandait qui l'avait commandée. Puisqu'il y avait une entente de confidentialité, Boisvert n'en a rien dit.

«Votre étude est dangereuse pour l'économie québécoise», dit alors M. Normand. Visiblement, on est nerveux aux Finances, vu les sommes astronomiques générées par ces machines (plus d'un milliard annuellement).

Qu'importe, les quatre chercheurs poursuivent leur travail et signent, avec leur collaboratrice Allison Marchildon, un rapport de 114 pages qu'ils remettent à la RACJ en juillet 2002.

Quelle n'est pas la surprise de Boisvert d'apprendre que M. Normand a eu une promotion latérale des Finances... à la RACJ. Pourquoi pas ?

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Passent les jours et passent les semaines. Les gens de la Régie paraissent satisfaits, selon Boisvert. Le rapport n'est pas «contre» la loterie vidéo, mais critique de plusieurs aspects de leur commercialisation. Tout de même, la Régie conteste quelques formulations un peu brusques. On négocie sur des virgules, on soumet de nouvelles versions et on attend la publication...

Mais la publication ne vient jamais. En janvier 2003, la RACJ annonce aux gens de l'INRS que l'étude ne sera pas retenue. Les chercheurs peuvent la publier, mais sans jamais dire qui l'a payée. Ce qu'ils font, un peu déçus, mais enfin leur étude fait son chemin: elle est citée par des parlementaires en Europe, notamment.

Puis, en 2008, Boisvert reçoit un coup de fil de l'avocat Jean-Paul Michaud, qui représente les demandeurs dans le recours collectif, à Québec, de joueurs pathologiques contre Loto-Québec. Une cause commencée l'automne dernier et qui ne finira pas avant l'automne prochain.

L'avocat demande à Boisvert de venir témoigner au sujet de ses deux études. Comment, deux études? Oui, celle qui est publiée par l'INRS, et une deuxième, déposée par la RACJ à la Cour, qui ne compte que 53 pages, par les mêmes chercheurs, moins Mme Papineau.

Boisvert se fait faxer la deuxième étude... Eh bien, c'est une nouvelle version interne par la RACJ, qui avait rejeté la première!

Des gens à la Régie ont supprimé la moitié de l'étude, évidemment les parties plus critiques qui ne faisaient pas leur affaire (et la recommandation de donner de vraies dents à ce chien de poche). Ils ont enlevé le nom de Mme Papineau... qui a pourtant signé tout le rapport. Ils ont changé le titre en page couverture (mais pas sur l'en-tête des pages!). Ça ne s'appelle plus «La responsabilité de l'État québécois en matière de jeu pathologique: la gestion des appareils de loterie vidéo». Ça s'appelle: «Rapport sur la gestion des appareils de loterie vidéo». C'est essentiellement une analyse de sondage.

La Régie a ajouté un logo du laboratoire d'éthique publique, changé la date de publication et tout ça sans aucune permission.

Et ils ont déposé ça à la Cour.

C'est un faux rapport, car aucun des auteurs n'a signé cela. C'est un rapport tronqué. C'est de la fausse représentation. C'est du vol de droit d'auteur. Et comme c'est déposé comme document à la Cour, sans la moindre mise en garde, c'est grave.

Ce n'est pas Yves Boisvert qui le dit, c'est moi: il y a eu vol de chercheurs et tentative de tromper.

Ça bat Guy Lafleur de très loin.

Tout ce que je viens de raconter est dans les transcriptions du procès. Personne ne veut commenter, surtout pas les avocats, en plein milieu du procès.

Quelqu'un de la Régie a dit que le premier rapport n'était pas assez scientifique à ses yeux, trop «éditorial». OK. Ça ne donne pas le droit de le tripoter et d'en écrire un autre sans la permission des auteurs.

La question à 1 milliard, maintenant: va-t-on enquêter sur ce tripotage en haut lieu?