On le voit le dimanche avant le lever du soleil, au plus noir de janvier, qui arrive à l'aréna municipal, sifflet au cou, bouteilles d'eau à la main, sourire aux lèvres. On le voit débouler les samedis de juin au terrain de soccer en rigolant, un filet de ballons à la main.

«O.K., les cocos, oubliez pas, on est là pour s'a-mu-ser!»

Benoît, c'est le type même de l'animateur modèle des loisirs municipaux. Gagne ou perd, ça se fait dans l'honneur et la rigolade.

Ça fait bien six ans que je le croise de parc en aréna, c'est à croire qu'il a 10 enfants, et pourtant il n'en a que deux, mais il est toujours à coacher ici et là.

Mais depuis un an, je ne le reconnais plus. Samedi dernier, nous étions à Ottawa en famille. Un type passe en courant. «Salut Yves!»

Qui c'est, ce type? Je fouille dans ma banque de données: aucune image correspondante. Je bredouille des excuses.

-Tu ne me reconnais pas, hein?

Il est content qu'on ne le reconnaisse pas, je crois. Il est habitué, en tout cas. Il a perdu 100lb en un an et demi.

Benoît était un gros qui s'ignorait.

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Il s'ignorait; je veux dire que, à passer sa vie à s'occuper des enfants des autres, il ne faisait pas trop attention à lui. Hot-dog, beigne, poutine, le menu d'aréna lui allait très bien. On le voyait gonfler à vue d'oeil, de match en match et de saison en saison.

Si bien que, sans trop s'en rendre compte, il avait atteint les 270lb. Pour un type de 5pi 7po, ça fait beaucoup à placer. Mais ça aussi, il l'ignorait.

«C'est fou à dire, je savais que j'étais gros, mais pas tant que ça. Je veux dire que je ne me voyais pas gros. Et je pensais que les autres ne me voyaient pas gros. J'allais à l'aréna dire aux jeunes d'avoir un mode de vie sain et actif, et je ne me rendais pas compte qu'ils me voyaient comme j'étais, en bonhomme Michelin.»

Son médecin lui disait de perdre du poids, mais bof, tout allait bien, sauf peut-être l'été, à la plage. Il n'avait aucun problème qu'un grand t-shirt ne pouvait régler.

Et en 2007, à 41 ans, le matin d'un autre rendez-vous chez le médecin, avant d'aller se faire dire les mêmes choses qu'il n'écouterait que distraitement, il est monté sur le pèse-personne.

L'aiguille est sortie de l'écran.

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«C'était comme dans les bandes dessinées. Il n'y avait plus de chiffres!»

Une demi-heure plus tard, en colère, il est entré dans le bureau du médecin. «C'est aujourd'hui que ça se passe. Donne-le-moi, le numéro de ta nutritionniste.»

Il était temps; le médecin lui avait diagnostiqué une «obésité morbide grade 4». Ce que ça veut dire, c'est qu'il avait la pression au plafond et qu'il était une bombe humaine sur le point d'imploser.

Tout a commencé par l'alimentation. Puis il s'est mis au mouvement elliptique au gym pendant huit mois, trois, quatre fois par semaine. En mars 2008, il avait déjà fondu à en être méconnaissable. Il a commencé à suivre un programme de course. Juste pour voir.

Il a si bien vu qu'il a fini par faire le marathon de Montréal, l'an dernier.

Je l'ai vu peu de temps après. Il s'était surentraîné et avait couru en 4h45, à s'écoeurer à jamais de la course à pied.

Aussi, l'autre samedi, quand je l'ai vu en coureur, je ne l'ai doublement pas reconnu. «Je cours le marathon demain, je viens repérer le départ.»

Mes enfants ont vu passer leur ancien entraîneur le lendemain matin. Je ne sais pas s'il les a entendus, c'était dans le brouillard des derniers kilomètres. «Vas-y, Ben! Ouais!»

Il a fini en 3 h 50, presque une heure de mieux qu'à Montréal huit mois plus tôt.

On le reconnaît de moins en moins.

Le soir, avant de se coucher, mon plus jeune a bondi dans son lit et m'a regardé avec des yeux ronds comme l'ancien Benoît. «Tu sais ce que ça veut dire, papa, l'histoire de Benoît?»

Qu'est-ce qu'il va me sortir?

-Non. D'après toi?

-Ça veut dire que, dans la vie, il y a toujours de l'espoir!

Et il s'est couché, fier d'avoir trouvé une morale à l'histoire.

Parfois, oui, parfois c'est vrai, il y a toujours de l'espoir. L'impossible est une chose assez mouvante, quand on y pense.

Et puis c'est incroyable ce qu'un homme joyeusement en colère peut accomplir.