Le triomphe presque entier de Claude Robinson, aussi réjouissant soit-il, est un fruit judiciaire empoisonné.

En apparence, c'est un gain formidable pour tous les auteurs et un puissant message pour les fraudeurs, producteurs véreux et autres voleurs d'idées.

Pour Claude Robinson, c'est en effet une victoire. Pour tout le monde en général aussi, puisqu'on assiste à un acte de justice spectaculaire, que des torts sont redressés et des vilains dénoncés.

 

Mais il y a une autre lecture à faire de cette saga, plus conforme à la dure réalité judiciaire. Ce jugement constate la faillite du système judiciaire à empêcher les voleurs millionnaires d'écraser légalement les victimes.

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Peu de gens seraient capables d'endurer ce qu'a enduré Claude Robinson pendant 14 ans. Quatorze années où il n'a pensé qu'à ça. Des années où, souvent, il a eu les idées les plus noires.

Le système judiciaire n'a pas trouvé les moyens de gérer cette cause de manière à peu près humaine. Robinson a donc été soumis au supplice de la goutte procédurale: un petit interrogatoire ici, un appel incident là, un changement de bureau d'avocats chez Cinar, des remises, des blocages, etc.

Certes, la justice l'attendait en fin de parcours. Mais l'affaire prouve aussi qu'il faut une force surhumaine pour résister à cela.

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Robinson a eu la chance, je l'ai dit hier, de pouvoir compter sur un avocat (Marc-André Blanchard) qui a mis sa crédibilité en jeu dans son bureau d'avocats pour financer le litige, en quelque sorte.

Mais après 11 ans de procédures, Blanchard a été nommé juge. À ce moment, les honoraires (non payés) s'élevaient à un peu plus d'un demi-million. Ce qui représente environ 50 000$ par année. C'est bien sûr titanesque. Mais une fois son protecteur nommé juge, voici que les honoraires de Robinson se sont mis à gonfler, gonfler... pour atteindre, après le procès, la coquette somme de... 2,4 millions!

Pas mal, non? Pendant 11 ans, on facture un peu plus de 50 000$ par année en moyenne - et il y en a eu, des procédures avant le procès. Et pour les deux dernières années... presque un million par année!

Évidemment, dans ces deux années, il y a eu 65 jours de procès, plus la préparation. Mais tout de même, c'est assez fort de café.

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C'est d'ailleurs l'opinion du juge Claude Auclair. Certes, il a condamné les défendeurs à rembourser les honoraires d'avocats de Robinson mais «seulement» à hauteur de 1,5 million.

Le juge écrit que ne pas ordonner le remboursement de ces honoraires reviendrait à avaliser «le fait que les tricheurs et les menteurs puissent perpétuer leur conduite immorale et leurs manoeuvres illégales en toute impunité, car aucun individu ne pourrait se permettre seul une telle dépense».

Le juge ajoute cependant, à l'intention du bureau Gowlings, qui défendait Robinson, que ce n'est pas «un bar ouvert où l'on ne peut choisir que champagne, caviar et filet mignon». D'où la somme de 1,5 million au lieu des 2,4 millions demandés.

On se demande en effet dans quel monde vivent certains bureaux d'avocats quand on voit les taux horaires réclamés pour les actes les plus insignifiants.

Mais enfin, encore fallait-il un bureau pour accepter de financer l'aventure et Gowlings l'a fait, ce qui est parfaitement honorable. Je n'en connais pas beaucoup qui auraient résisté aussi longtemps.

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Il n'en reste pas moins qu'on est devant une victime hors du commun, qui a conservé ses reçus de taxi d'il y a 20 ans, et qui a elle-même mené une enquête maniaque qui aurait coûté à elle seule des centaines de milliers de dollars. Il a été défendu par deux excellents avocats qui ont accepté un arrangement hors norme.

Le résultat est spectaculaire. Mais qui peut se permettre une telle aventure? Et comment faire pour empêcher toutes les manoeuvres de blocage judiciaire, ces requêtes inutiles, cette multiplication des actes qui finissent par faire exploser les coûts?

On a beau punir les défendeurs en bout de parcours, qui peut suivre ce chemin? Faut-il absolument être surhumain pour obtenir justice face à des voleurs millionnaires? On dirait bien que oui.

En ce sens, cette victoire est une preuve par l'absurde des problèmes de l'accès à la justice.

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Les changements du printemps à la procédure civile permettent en principe de faire financer la défense de citoyens injustement poursuivis et de punir les abus. On verra comment ils seront interprétés. La gestion serrée des dossiers par les juges est encore un projet.

Tant qu'une réforme de la procédure ne sera pas accomplie, on peut difficilement dire que la victoire de Robinson est un grand pas pour les créateurs. Il n'empêche qu'elle est réjouissante. Et peut-être permettra-t-elle d'accélérer les réformes qui tardent tant.

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On ne peut pas s'empêcher de voir, également, que Ronald Weinberg et feu Micheline Charest ont échappé à la justice criminelle. Il y a pourtant toute une panoplie d'actes frauduleux étayés, prouvés et détaillés dans le jugement Auclair. Parjures, faux documents, contre-lettres, complicité d'avocates de Cinar... Il y a du matériel en masse pour la police et pour le barreau là-dedans.

Il a fallu des enquêtes journalistiques (en particulier de Pierre Tourangeau à Radio-Canada) pour secouer les autorités il y a 10 ans et faire éclater le scandale. On a eu connaissance d'au moins trois enquêtes, depuis 1995, pour violation du droit d'auteur et pour fraude. Mais rien n'a abouti à des accusations sans qu'on sache pourquoi. À la lumière du jugement Auclair, c'est incompréhensible.

Un regard policier nouveau sur ce dossier pourri s'impose pour réparer tant soit peu cette autre injustice.