Il y a 10 ans, le Directeur général des élections du Québec a déclenché une enquête «d'une ampleur sans précédent» sur les moeurs électorales frauduleuses dans plusieurs municipalités de la région de Montréal.

C'était après une série de ma collègue Isabelle Hachey sur les élections «clés en main». Le système est connu: des firmes d'avocats (toujours les mêmes), d'ingénieurs et de publicité prennent en charge l'élection d'un candidat, financement, cocktails, publicité, etc. Le tout bénévolement, bien sûr. Puis, après l'élection, ils réclament des honoraires et des contrats. Ils s'emparent de la ville.

 

Cette vaste enquête dans 60 municipalités a mené à un rapport de 300 pages, un an plus tard. Conclusion? Tout ça est vrai... mais on n'est pas capable de le prouver.

Excusez-nous de vous avoir dérangé...

Nous voici 10 ans plus tard et les magouilles sont toujours florissantes, bien huilées, comme l'a montré Enquête à Radio-Canada jeudi. Et le DGE est toujours le dernier informé, apparemment.

Le ministère des Affaires municipales? On ne l'a pas vu redresser quoi que ce soit, se contentant généralement d'être un spectateur désolé des scandales municipaux.

Si vous ajoutez le désintérêt général pour la chose municipale, et dans bien des coins l'absence de médias avec un peu de moyens ou d'indépendance, il n'y a guère de contre-pouvoir à l'oeuvre.

Faut-il donc lancer une commission d'enquête? Et si oui, sur quoi?

Trois sujets mêlés

Il y a en effet tout un paquet de sujets là-dedans. Au moins trois histoires dans le reportage de jeudi. Un certain milieu de la construction. Ensuite, la politique municipale. Et pour finir, les liens incestueux des deux univers.

Ce qu'Enquête nous révèle, c'est qu'un groupe d'entrepreneurs sont organisés en cartel pour s'emparer de tous les contrats routiers au ministère des Transports. Ils s'arrangent: 1) pour se partager les contrats; 2) pour repousser les concurrents. Ce qui revient à un système de fixation des prix, évidemment à la hausse puisqu'il n'y a pas de vraie concurrence.

Jacques Duchesneau nous avait dit ce printemps que la même chose arrive à Montréal: c'est toujours les mêmes, comme par un incroyable hasard, qui sont choisis par la Ville. Ne vous demandez pas pourquoi le vérificateur général de la Ville a recommandé d'ouvrir les appels d'offres aux entreprises ontariennes!

Il y a ensuite le jeu politique. Entendre un entrepreneur majeur de Boisbriand aller carrément demander à des candidats de se désister de leur candidature est assez ahurissant. Le tout en présence de la mairesse silencieuse. Qui contrôle la ville, d'après vous? Cette enquête-là ne devrait pas être trop compliquée, même pour le très chétif DGE.

La troisième histoire qui se superpose, ou plutôt qui relie ces deux-là, c'est l'implication politique des entrepreneurs qui ont des contrats avec la Ville.

Pourquoi diable se mêler de choisir le maire de Boisbriand si, de toute manière, l'entreprise de Lino Zambito remporte ses contrats par appel d'offres?

S'acheter une ville

Enquête a le mérite de faire parler plusieurs personnes à visage découvert, dont des entrepreneurs qui se sont fait dire de ne pas faire de soumission pour obtenir le contrat de déneigement de l'autoroute Ville-Marie. Ils l'ont fait et ont été victimes de vandalisme. Six entreprises ont ensuite été condamnées à des amendes de 1 million. En plus des entreprises, le Bureau de la concurrence avait épinglé un consultant qui agissait à titre d'intermédiaire pour ce cartel. Tiens, tiens, cet entremetteur est aussi un organisateur électoral dans la banlieue nord.

Ce qui nous ramène aux élections clés en main. Des groupes ont mis la main sur plusieurs municipalités au Québec. En échange d'une organisation politique, ils s'emparent des contrats professionnels ou de construction de la municipalité. Et dans l'ombre, des organisateurs politiques municipaux qui n'ont aucune fonction officielle se retrouvent à distribuer des contrats comme s'ils géraient la ville. Et tout cela entraîne un gonflement des dépenses publiques.

Quelle commission?

Alors, je repose ma question: une commission d'enquête ou non? J'ai déjà écrit qu'il faudrait une commission Cliche pour notre temps, qui se pencherait sur l'industrie de la construction au Québec, ses pratiques douteuses, l'influence du crime organisé et les coûts de la construction au Québec, plus élevés.

Je n'ai pas changé d'idée. Le ministre dit qu'il faut attendre la fin des enquêtes criminelles, pour ne pas créer d'interférence. Quand on voit qu'une enquête sur ces cartels a été entreprise en 2003 pour ne jamais finir, l'argument pourrait ressembler à une diversion. Sauf qu'on n'a jamais vu par le passé le chef de la Sûreté du Québec déclarer, comme il l'a fait cet été, que six enquêtes sont en cours. Il semble y avoir un nouvel esprit. Il n'est pas impossible de mener une enquête policière en même temps qu'une commission d'enquête, comme l'a démontré la commission Gomery. Mais on se penchait alors sur un programme qui avait pris fin. Dans les cas qui nous occupent, on parle d'activités qui se déroulent encore. C'est plus délicat.

Tout ça pour dire qu'il est peut-être sage d'attendre quelques mois, pour voir si ces enquêtes portent leurs fruits.

Il y aura lieu, aussi, de circonscrire l'objet de l'enquête. Parce que l'industrie de la construction est une chose, l'intégrité des marchés publics en est une autre et la démocratie municipale en est une troisième. Bien entendu, tout cela est entremêlé.

Comme les commissions d'enquête de nos jours ont tendance à s'étendre et se répandre, il faudra lui donner un objet d'étude relativement précis, que l'année qui vient rendra peut-être plus évident.

Mais par quelque bout qu'on prenne ce problème, il faudra nettoyer l'air au moyen d'un exercice d'enquête publique. Parce que la démocratie municipale québécoise est gangrénée en bien des lieux et les contre-pouvoirs n'ont pas l'air de fonctionner.

Encore faudrait-il, remarquez bien, que l'électeur moyen s'en soucie. S'en soucie-t-il?

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca