Notre chroniqueur se fait déniaiser par un organisateur politique professionnel.

Nous avions rendez-vous dans un Tim Hortons, mais ça ne veut pas dire que c'est un conservateur. Je l'appellerai Bill, parce que ça fait organisateur d'élections, et puis ça fait argent comptant. Il en a organisé, des élections, Bill. Fédéral, provincial, municipal, référendums...

Bill trouve que les journalistes n'ont aucune idée de ce que «faire de la politique» veut dire. Il a décidé de me déniaiser. «On va organiser ta campagne électorale à la mairie, tu vas voir!

 

- Je vais voir quoi?

- Tu vas voir que c'est im-pos-sible de faire une campagne avec les règles actuelles. O.K., tu veux être maire dans une ville de 30 000 électeurs, disons.»

Le site du DGE me dit que j'ai le droit de dépenser 5400$ plus 42 cents par électeur pour la première tranche de 20 000 et 72 cents par électeur pour les 10 000 suivants.

On peut donc dépenser 21 000$ pour ma campagne à la mairie.

Si je récolte au moins 15% des votes, la Ville rembourse la moitié de mes dépenses.

«Le problème, c'est que toi, tu connais rien à la politique. T'es propriétaire d'un Jean Coutu, impliqué dans le hockey mineur et tes chums de la chambre de commerce te convainquent de te présenter, parce que le maire est là depuis 147 ans. T'es un maudit bon gars, mais tu connais pas la loi, ni rien. Il te faut un organisateur.

«Tu m'appelles. On est au mois de juin, mettons. Moi, je te trouve ben correct, mais j'ai une vraie job dans la vie. Alors je viendrai pas travailler deux mois pour toi gratis, O.K.? On va dire que je te coûte 1000$ par semaine, pis crois-moi, c'est pas cher pour du 23 heures par jour, huit jours par semaine. Ça me prend une adjointe: 500$ par semaine, une aubaine. On travaille au moins sept semaines. Juste là, tu viens de dépenser 10 500$. T'as pas de local encore...

- J'ai de la place dans le sous-sol...

- On a besoin d'un local. Disons que tu négocies fort, tu t'en sors à 1200$, chauffage et électricité compris. Bell va venir t'installer le téléphone; 2000$. À ce prix-là, t'as pas 15 téléphones, O.K. Ça nous prend un ordinateur ou deux. On a un deal, deux ordis pour 1500$. On est rendus à 15 200$ pis t'as pas commencé ton porte-à-porte. Tu me suis?

- Euh... Y était-tu si mauvais que ça, le vieux maire?

- Là, ça te prend des pancartes. Sais-tu combien ça coûte, des pancartes?

- Pas de pancartes: c'est de la vieille politique!

- Oui, mais les autres en ont, des pancartes. Toi, t'es moins connu. Si t'en mets pas, le Clairon va écrire que t'es absent, que ta campagne est au ralenti, etc.

- Maudits journalistes.

- Je le sais que ton cousin prend des bonnes photos, mais il te faut un portrait professionnel. Combien tu penses que ça coûte? Tu veux 250 pancartes; ça va te coûter au moins 10 000$, pis à ce prix-là, ça comprend pas les attaches en plastique! Et faut quelqu'un pour les installer.

- Des bénévoles!

- Oublie ça, y en a plus des bénévoles. Sauf ta famille, deux trois amis. Mais ce monde-là travaille. Pis même ton beau-frère, y va t'arriver avec une facture de gaz à un moment donné.

- Si j'ai bien compté, on est à 25 200$, pas d'attaches en plastique, pas de gaz...

- Attends! Y faut que tu t'annonces dans le Clairon! Les autres le font. C'est un journal pas trop cher, on va dire 800$ pour chaque numéro pendant quatre semaines. As-tu des dépliants pour ton porte-à-porte? Au fait, ça te prend un gars de communication. Même s'il fait ses communiqués de chez lui, faut le payer.

«Puis les bénévoles, même les vrais, ça mange! Juste pour le jour du vote, il t'en faut dans ton local, ou chez eux à téléphoner; il t'en faut aux bureaux de vote; ça fait facilement 25, 30, 40 personnes. T'es chanceux, le municipal, c'est le dimanche, ta famille va pouvoir t'aider. Mais ils vont travailler 15 heures, faut bien que tu les fasses manger. Ça te prend 50, 100 repas!

- Oui, mais je veux respecter la loi, moi!

- Ben oui. T'es honnête. Sais-tu que 99,9% des politiciens que j'ai rencontrés dans ma vie sont honnêtes? Mais à un moment donné, t'es atteint du syndrome du candidat, tu veux pas arriver dernier quand tu vois que tous les autres dépensent comme des fous.

- Alors on fait quoi?

- Je t'ai pas parlé du débat à la chambre de commerce un mercredi midi. T'es mieux d'acheter une couple de tables si tu veux avoir des applaudissements, parce que la journaliste du Clairon va le dire, si t'es tout seul!

- O.K., ça va faire! Je retourne chez Jean Coutu!

- À part ça, même l'argent déclaré, penses-tu que les citoyens vont t'en donner assez? Oublie ça! Mais disons que t'as été capable d'aller chercher 21 000$. Là, à deux semaines du vote, ça fait longtemps que t'as plus de gaz! C'est là que l'argent arrive. Cash. Des firmes, des gens qui veulent t'aider. C'est moi qui m'occupe de ça, inquiète-toi pas, je te tiens loin des détails. Pis va pas penser que je suis croche. On n'est pas des bandits, les organisateurs. J'ai des convictions, je crois en la chose publique. Mais irais-tu travailler gratuitement pendant deux mois comme un malade pour faire élire quelqu'un? As-tu demandé à ta femme ce qu'elle en penserait? Je n'ai jamais eu ou voulu de faveur après une élection. Je déclare mes revenus (sauf ceux des campagnes...). Mais je ne peux tout simplement pas te faire élire sans argent. Et là, on parle d'une campagne à petit budget. Mais déjà, tu es 50% au-dessus de la limite.

- Mais après...

- Après, les payeurs s'attendent à avoir des contrats, ou au moins une chance d'en avoir. Ils vont dire: oublie-moi pas. Des ingénieurs dans tel projet, des avocats en relations de travail, le gars de communication. Ça peut être de très bonnes firmes qui travaillent super bien, au fait.

- Et la loi?

- Si je la respecte à la lettre, t'es fait. Je maquille les dépenses par du faux bénévolat. J'en cache d'autres.

- Et ensuite?

- Ça dépend. Ça peut être correct ou ça peut déraper. C'est pas le maire le problème, généralement, c'est l'entourage. C'est ceux qui l'ont emmené là. Et, oui, il y en a qui arrangent les appels d'offres. Ça ouvre la porte aux dépassements de coûts et aux magouilles. Moi, que des bouts de route du Québec coûtent 35% plus cher qu'en Ontario, je trouve ça grave. Mais au moins, y peuvent-tu les faire comme du monde?

- La solution?

- Rendre les règles plus réalistes pour qu'il y ait une meilleure concurrence politique. Le système actuel part de bonnes intentions, mais dans les faits, il rend les politiciens vulnérables. Et au municipal plus que n'importe où.

«Mais tout ça, c'est possible parce que les gens ne s'y intéressent pas. Et c'est ça qui me fait peur, moi: la désertion de la démocratie. La solution passe par l'implication des gens.

- Mais Bill, est-ce que j'ai des chances, au moins?

- Je le dis toujours aux candidats: c'est toi le meilleur!»