En février 2002, j'étais dans ce grand stade de Salt Lake City pour l'ouverture des Jeux olympiques, les premiers depuis les attentats du 11 septembre.

Des marines ont présenté à la foule le drapeau américain chiffonné retrouvé dans les décombres du World Trade Center. Il y avait un silence de mort dans la foule de 50 000 personnes et l'on entendait encore mieux le grondement des avions de chasse qui patrouillaient.

 

George W. Bush y était et comme, depuis cinq mois, on avait déclaré qu'il était «certain à 100%» qu'un autre attentat frapperait le pays, il pouvait être une cible parfaite.

Au milieu d'une glace bleue, le violoncelliste Yo-Yo Ma accompagnait Sting, qui chantait Fragile sous un ciel plein de flocons, de F-15 et d'hélicos. For all those born beneath an angry star/Lest we forget how fragile we are.

Elle avait beau bomber le torse, cette nation toute-puissante se découvrait (et nous avec elle) des fragilités insoupçonnées six mois plus tôt.

Les cendres du World Trade Center ont recouvert toute notre décennie américaine.

Grains de sable

Dix ans, ce n'est rien. Et pourtant...

Par accident, en octobre 1989, j'avais interviewé le même Yo-Yo Ma au siège des Nations unies, où l'OSM donnait un concert. C'était le 40e anniversaire des conventions de Genève sur le droit humanitaire.

Le musicien sino-français allait jouer un concerto de Chostakovitch et m'avait parlé de l'oppression totalitaire qui sourd des oeuvres du compositeur russe. L'URSS existait encore et, s'il était question de droits de l'homme, une subtile dénonciation du régime soviétique était de circonstance.

Comme c'est loin, tout ça...

Après le concert, j'avais pris une bière avec un jeune politologue allemand, spécialiste de l'armement nucléaire. C'était deux semaines avant l'effondrement, insoupçonnable lui aussi, du mur de Berlin. L'armement stratégique des deux blocs était encore un sujet hot. Les soviétologues, encore à la mode (comme les constitutionnalistes au Québec, vous vous souvenez?). Les économistes se passionnaient pour le Japon. Quelques avant-gardistes s'intéressaient tranquillement à la Chine. Et si l'on parlait de l'Inde, c'était pour sa spiritualité, pas pour son économie...

Dix ans, ce n'est jamais que quelques grains dans le sablier de l'Histoire et le grand «enfargement du monde», comme dit Fred Pellerin.

Mais 10 ans plus tard, en 1999, il n'y avait plus d'Union soviétique. Il y en a même qui pensaient que l'Histoire était terminée.

Feu l'idéalisme

Dix autres années ont passé. Ces Nations unies, qui étaient beaucoup un rêve américain, les États-Unis les ont contournées pour lancer une guerre en Irak. Et ces conventions de Genève, sur le traitement des prisonniers de guerre et la torture, qu'ils ont si puissamment contribué à rédiger et à défendre, ce sont eux qui les ont tordues, en toute bonne conscience.

On a vu, dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, de grands défenseurs des libertés publiques comme Alan Dershowitz plaider pour des «mandats de torture» que délivreraient les tribunaux, au nom du réalisme sécuritaire. Après tout, on fait face à un terrorisme islamiste fanatisé qui ne respecte rien et qui s'insinue au coeur même des démocraties.

Ce fut une bien mauvaise décennie pour l'idéalisme, en vérité.

En 2008, le juge de la Cour suprême des États-Unis Antonin Scalia l'a bien exprimé: «Ceux qui pensent qu'il existe un équilibre idéal entre la sécurité et les droits de l'homme rêvent.» Ça «dépend de la nature de la menace». Un autre 11 septembre et même les amis de Genève se tairont; les États-Unis ont été envahis et, en pareilles circonstances, c'est le président qui fait la loi, disait-il.

Il fait la loi et invente la guerre préventive pour envahir l'Irak. Coût jusqu'ici: 750 milliards de dollars.

Cela au moment où l'économie américaine décline et où le pays se surendette pour éviter la dépression. Pendant que l'Asie monte, monte: la Chine, sixième économie mondiale en 2000, est maintenant la deuxième; l'Inde, 13e il y a 10 ans, est au cinquième rang.

L'espoir

Ayant sous les yeux chaque jour l'Afghanistan et l'Irak, sans parler des conflits africains, du Proche-Orient et des menaces nucléaires, on a parfois l'impression qu'il y a plus de guerres que jamais.

Il y a pourtant 40% moins de conflits armés dans le monde qu'au début des années 90, et ces conflits sont moins meurtriers que jamais. Derrière le fracas, la démocratie et l'État de droit font des progrès, insensiblement.

Et voici Barack Obama, qui prétend renouer avec l'idéalisme américain. C'est aux temps difficiles qu'il faut honorer nos idéaux, pas quand c'est facile, a-t-il dit à Oslo, en recevant ce prix Nobel de la paix en forme d'espoir.

Assurément, les temps sont difficiles. Mais est-ce si nouveau? La France et l'Allemagne, ennemis mortelles pendant presque 100 ans, sont aujourd'hui des alliées, comme le Japon et le pays qui lui a envoyé deux bombes atomiques en 1945.

Les 10 années qui viennent sont tout aussi insoupçonnables que le 11 septembre. Mais il n'y a pas que le pire qui est inattendu.

On ne soupçonnait pas, il y a 10 ans, que l'homme le plus puissant au monde serait un Afro-Américain qui irait dire à l'académie Nobel que le progrès de l'humanité et de la justice sont «notre travail ici, sur la Terre».

Beaucoup de travail, sans doute. Mais de l'espoir aussi.