Les juges ne sont pas imperméables à l'air du temps. Après les années fastes d'affirmation des droits des accusés, le balancier judiciaire semble parti doucement dans l'autre direction. Celle de la sécurité publique.

On le voit dans la sévérité plus grande des juges dans toute une série de décisions depuis quelques années, de l'alcool au volant au terrorisme en passant par l'utilisation d'armes à feu. Infliger la peine maximale n'est plus une simple possibilité théorique.

On le voit aussi dans un jugement de la Cour suprême passé inaperçu dans le grand public. Il commence à avoir des effets assez spectaculaires.

Il s'agit de l'affaire Grant, où le plus haut tribunal au pays a décidé de poser «un regard neuf» sur les règles d'exclusion de la preuve. On peut parler d'un renversement de la vapeur.

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Hautement techniques à première vue, ces règles ont entraîné de nombreux acquittements dans des causes extrêmement graves.

La Charte canadienne des droits et libertés prévoit que, lorsque les policiers recueillent une preuve en violant les droits fondamentaux d'un accusé, cette preuve doit être exclue si, dans les circonstances, son utilisation «est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice».

Pour employer des exemples évidents, si on obtient des aveux par la torture, ces aveux seront exclus. Si les policiers entrent dans une maison sans mandat pour fouiller, ce qu'ils trouvent ne pourra être retenu contre l'accusé.

L'idée est de préserver l'honnêteté du système judiciaire et bien sûr d'éviter les erreurs judiciaires.

Mais voilà que, au fil des ans, les décisions à ce sujet se sont empilées et ont donné lieu à des jugements fort critiqués, parce qu'on a donné une portée passablement large à cette règle. Qu'est-ce qui «déconsidère l'administration de la justice», après tout?

La Cour suprême reconnaît maintenant que ses anciens jugements sur la question ont rendu l'exclusion de certaines preuves «virtuellement automatique». Par exemple quand on ne respecte pas le droit au silence d'un accusé.

Mais il y a des cas, nombreux, où la violation n'est pas si grave, où les policiers ont agi de bonne foi et où il est plus injuste d'exclure la preuve ainsi obtenue que de l'admettre.

«L'exclusion d'éléments de preuve pertinents et fiables risque de compromettre la fonction de recherche de la vérité du système de justice et de rendre le procès inéquitable aux yeux du public, ce qui déconsidérerait l'administration de la justice», écrivent les juges Louise Charron et Beverley McLachlin.

Car le but de l'exclusion est de faire en sorte que le public conserve sa confiance dans le système judiciaire. La Cour dit bien qu'il ne faut pas s'arrêter aux critiques ponctuelles qu'un acquittement peut produire. Mais d'un autre côté, si on acquitte des criminels injustement pour une erreur banale de la police, on se trouve à miner la confiance du public. Il arrive souvent que les policiers travaillent dans un environnement juridique flou.

Dans le cas de Grant, il s'agit de policiers qui patrouillaient dans un quartier scolaire; ils ont interpellé un suspect sans motifs suffisants et lui ont fait avouer qu'il avait une arme à feu sur lui. Ses droits ont été violés, mais l'arme peut être présentée en preuve et l'accusé déclaré coupable de possession illégale d'une arme.

La Cour suprême impose dans cette affaire un test simple, en trois étapes: quelle est la gravité de la conduite des policiers? Quel est l'effet de cette violation sur les droits de l'accusé? Enfin, quel est l'intérêt de la société à ce que l'affaire soit jugée? Plus le crime est grave, moins on aura tendance à exclure une preuve fiable obtenue illégalement.

On voit déjà les effets de ce jugement. La semaine dernière, la Cour d'appel du Québec a ordonné un nouveau procès pour le motard Georges Beaulieu. Les policiers avaient trouvé une arme dans sa voiture, où ils allaient poser des micros. Comme ils avaient outrepassé leur mandat, le premier juge a exclu cette preuve et acquitté Beaulieu. Ce dernier devra maintenant faire face à la justice.

La semaine d'avant, la Cour d'appel avait ordonné un nouveau procès pour meurtre pour Armande Côté, à Sorel. Elle avait été acquittée après que le juge eut exclu l'essentiel de la preuve au motif que les policiers avaient commis plusieurs entorses aux droits de l'accusée. Les règles de Grant viennent de ramener cette femme devant la cour criminelle pour le meurtre de son conjoint.

L'avocat des motards Benoît Cliche, acquitté en 2008, devra aussi avoir un nouveau procès pour une affaire de drogue. On avait exclu l'écoute électronique obtenue en contravention avec ses droits. L'arrêt Grant n'est pas en cause ici... mais son esprit peut-être.

On verra également ce que fera la Cour d'appel dans l'affaire du meurtre de Raymond Ellis, où cinq accusés ont obtenu l'arrêt du processus judiciaire à cause du comportement de la Couronne. Il n'est pas question d'exclusion de preuve mais de la même mise en balance de l'intégrité du système judiciaire et de la nécessité de juger les crimes graves. Dans quels cas va-t-on rayer une affaire pour cause de violation des droits de l'accusé?

La réponse est encore «ça dépend». Mais ce sera désormais plus rare que dans les 15 dernières années.