Nous publions le premier de trois éditoriaux sur la culture de la peur.

On ne saura probablement jamais quel danger réel a présenté et présente le virus de la grippe porcine. Selon le dernier décompte, 80 personnes en sont mortes sur la planète - moins de 10 en dehors du Mexique - en un peu plus d'un mois. Par comparaison, les statistiques indiquent que, seulement en Amérique du Nord, au moins 2500 citoyens sont décédés de la grippe «ordinaire» au cours de la même période. Et 80 se sont étouffés à mort en mangeant!

Ce qu'on peut cependant quantifier, c'est la vague de terreur qu'a déclenchée ce virus.

Deux des plus prestigieux newsmagazines internationaux ont titré simultanément: «Jusqu'à quel point être effrayés?» (The Economist, sur une page ornée de la Mort avec sa faux); «La peur et la grippe» (Newsweek, en caractères de cinq centimètres). Des hôtels de Cancún, au Mexique, doivent offrir des «garanties» contre la grippe pour repeupler leurs chambres, que la peur a vidées. Comme des bouées de sauvetage, de petits distributeurs de produit antiseptique apparaissent dans les endroits les plus improbables. En 30 jours, les grands médias canadiens (un seul mort attribuable au virus H1N1 au pays) ont consacré plus de 15 000 articles et reportages à la grippe portant sombrero...

 

La peur panique de la maladie, aussi extrême soit-elle, n'est pourtant que l'une des grandes frayeurs (les autres étant la peur de la violence et celle de la technologie) qui affligent, handicapent et même paralysent à l'occasion nos sociétés. Lesquelles sont paradoxalement, et de très loin, les plus saines, les plus pacifiques et les plus sécuritaires que l'humanité ait connues. Les Canadiens peuvent espérer vivre jusqu'à 80,3 ans en moyenne, 83,8 pour les femmes, du jamais vu dans l'histoire. Mais ils n'atteindront cet âge vénérable qu'après avoir été malades d'inquiétude pendant une bonne partie de leur existence...

Une des cultures dominantes du XXIe siècle, inaugurée par la terreur - a posteriori, ô combien ridicule! - du bogue de l'an 2000, est celle de la peur.

Donnez-nous aujourd'hui notre frayeur quotidienne, implore-ton.

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Malade d'inquiétude, c'est précisément le titre d'un ouvrage du médecin américain Nortin M. Hadler (Worried Sick, non traduit en français). Il est également l'auteur de Le Dernier des bien portants. Cet ultime être humain en santé est en passe de devenir une personnalité mythique puisqu'il ne reste plus que deux sortes de gens: les malades et les malades en devenir.

Tout - absolument tout - est cancérigène, comme le démontrent quotidiennement de nouvelles études, infailliblement «alarmantes». S'alimenter sainement devient une corvée encadrée de mises en garde terrorisantes. Le malaise le plus banal provoque la panique. «Grisonner est-il une maladie? Je ne fais pas le comique...», ironise Hadler: en effet, ça le deviendra sans doute un jour, cette nouvelle «maladie» amenant encore de l'eau à la vague actuelle de médicalisation, sans précédent!

Le bon docteur démontre que la peur de la maladie camoufle en fait le refus du vieillissement et de la mort. C'est ce qu'il appelle le «complexe de Mathusalem». Or, rappelle-t-il, «le taux de mortalité est de 100% pour tout le monde». Toutes les générations précédentes étaient parvenues à appréhender avec une certaine sérénité cet inéluctable destin. Nous n'en sommes plus capables.

À la place, nous tremblons de peur.