Toute première, tout exploit, tout record, sont entre autres choses des résultats et des manifestations de l'orgueil. C'est le cas aussi pour la tour Khalifa, dorénavant le plus haut gratte-ciel du monde, inaugurée cette semaine à Dubaï. L'édifice atteint 828 mètres et compte 160 étages habitables: cela équivaut aux deux anciennes tours du World Trade Center mises l'une sur l'autre. L'objet n'est pas particulièrement éblouissant du point de vue esthétique, ni très innovateur en matière d'ingénierie, et ne sera peut-être pas si utile...

En somme, la tour se contente d'être la seule au monde à percer cette altitude!

Pourquoi, alors, se donner tant de mal?

Peut-être parce que, des folies de ce genre, c'est ce que les hommes font pour se rassurer, pour faire la roue, pour conjurer le sort, lorsque les choses ne vont pas si bien au niveau du sol...

 

 

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En fait, c'est l'histoire même des gratte-ciel.

À New York, le premier immeuble qui se présenta d'abord et avant tout comme un guerrier lancé à la conquête des hauteurs, l'Empire State Building, fut inauguré en 1931, au beau milieu de la Grande dépression. Financièrement, l'aventure fut d'ailleurs difficile et l'immeuble demeura en partie inoccupé pendant plusieurs années: à un certain moment, on le baptisa... l'Empty (vide) State Building. C'était - et c'est toujours - un bel édifice, classique et majestueux, qui consacra de façon spectaculaire les techniques de construction développées d'abord à Chicago à la fin du XIXe siècle.

La tour Sears de Chicago, rebaptisée Willis, ainsi que le World Trade Center furent inaugurés à l'époque du premier choc pétrolier des années 70. La tour Taipei 101 de Taïwan et les jumelles Petronas de Kuala Lumpur en Malaisie ont été, construite dans le premier cas, ouvertes dans le second, en même temps que sévissait la crise asiatique de la fin des années 90.

Aujourd'hui, la tour Khalifa - du nom de l'émir d'Abou Dabi devenu le bailleur de fonds des excès de Dubaï - met en fonction ses 57 ascenseurs alors qu'une situation financière particulièrement vicieuse handicape cette ville-État. À l'image de ses constructions et aménagements les plus échevelés, en effet, l'économie de Dubaï est une sorte d'artifice mondialisé et mondialisant qui a été fortement ébranlé par la crise.

La nouvelle tour est représentative de cet état de fait.

Elle a été construite en sol arabe par une main d'oeuvre surtout indienne et pakistanaise, à partir d'une conception américaine, inspirée des travaux d'un architecte et ingénieur originaire du Bengladesh, Fazlur Khan. Ses espaces de logement et de bureau étant apparemment cédés à plus de 90%, elle n'en demeurera pas moins largement vide parce ses «occupants» ne sont pour beaucoup que des spéculateurs...

Difficile de trouver monument plus représentatif, pour le meilleur et pour le pire, d'une certaine modernité.

Photo Reuters

La tour Burj Khalifa, à Dubaï, la plus haute tour du monde