Salman Rushdie annonce qu'il publiera bientôt le récit des 20 années de ce qu'il appelle sa «clandestinité». L'aventure de cet écrivain britannique d'origine indienne est unique et, en effet, vaut certainement la peine d'être racontée: lui et ses Versets sataniques ont fait l'histoire.

Il y a désormais l'avant et l'après-Rushdie.

Autant que la fusion planétaire des économies, la sentence de mort prononcée contre lui en 1989 constitue un aspect majeur de la vague contemporaine de mondialisation. À Téhéran, l'ayatollah Khomeini se donne alors le pouvoir de condamner à mort le citoyen d'un autre État. Et il ordonne que, quelque part dans le monde, se manifeste un bourreau.

C'est un fait nouveau: même la Sainte Inquisition n'était jamais allé aussi loin...

On aura évidemment noté que cette sentence transnationale a été provoquée par un livre. Or, la première vague «moderne» de mondialisation, au XVIIIe siècle, s'était incarnée dans la distribution internationale d'un autre livre, l'Encyclopédie de Diderot, ouvrage fondateur de la civilisation occidentale...

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Ce qui mène au second aspect important de l'affaire.

Prononçant sa fatwa ubi et orbi, l'ayatollah Khomeini a agi dignement, dans le respect de la civilisation telle qu'il la concevait. L'Occident, lui, a lâchement renié ses plus essentielles valeurs.

L'État britannique, responsable de la défense de son citoyen, n'a pas agi. Margaret Thatcher a plutôt reconnu la fatwa, qualifiant à son tour les Versets sataniques de «profondément offensants» envers l'islam. Lorsqu'on a scandé «Égorgeons Rushdie!» dans les rues de Londres, le ministre de l'Intérieur n'a ordonné aucune arrestation pour incitation au meurtre; il a préféré déclarer l'écrivain coupable de ne pas «comprendre les institutions du pays auquel il appartient»! Les autres puissants regardèrent le plafond en sifflotant. Et des autorités religieuses cachèrent mal leur joie de voir renaître le péché de blasphème.

Au total, c'est Rushdie qui devait être emprisonné pendant des années derrière une muraille de policiers.

Surtout, le pli était pris de plier.

Aujourd'hui, l'Occident ne défend plus jamais ses valeurs, ni dans les grandes occasions ni dans les petites, ni au Québec ni ailleurs. Et il fabrique lui-même ses bourreaux. Le dernier en lice est une Américaine, «Jihad Jane», maintenant aux arrêts. Elle préparait apparemment l'assassinat d'un artiste qui a blasphémé. Comme Rushdie, comme les caricaturistes danois, comme feu le cinéaste néerlandais Theo Van Gogh.

L'affaire confirme que, dorénavant, la mondialisation consiste également en ceci: à partir d'une fatwa prononcée cette fois en Irak, on peut réquisitionner par internet une Américaine de Philadelphie, ainsi que des complices de l'Algérie, de la Libye, de la Palestine et de la Croatie vivant tous en Irlande, afin d'exécuter un Suédois coupable d'offense à un prophète vivant en Arabie au VIe siècle.

Nous vivons une époque moderne.

C'est l'ère post-Rushdie dans toute sa splendeur.