En 1968, me racontait mon père, le candidat démocrate Robert Kennedy avait affirmé, devant une foule d'étudiants et d'organisateurs civiques, que l'Amérique devait changer, qu'elle changeait et que ces changements en feraient une cité brillante et inspirante. Une cité que ceux, plus âgés et ayant subi l'oppression et l'humiliation, ne reconnaîtraient pas. Robert Kennedy avait même garanti qu'avant la fin d'une période de 40 ans, l'Amérique élirait un premier président noir. Quarante ans, c'est cette année.

Quarante, c'est un chiffre presque biblique. C'est digne de la traversée d'un peuple affranchi dans le désert ou du jeûne d'un homme qui s'apprête à prendre sur lui les péchés des autres hommes. Quarante, c'est aussi le nombre d'années qui se sont écoulées depuis l'assassinat de Martin Luther King... Et depuis le jour de février où je suis venu au monde.

 

Le monde a changé en 40 ans. Mon père, étudiant aux États-Unis pendant les années 60, devait obligatoirement emprunter la porte arrière pour monter à bord des autobus et ne pouvait s'asseoir si une personne blanche ne trouvait pas de siège, même si cette loi avait été trouvée inconstitutionnelle.

Il y a 40 ans, le baiser partagé par le Capitaine Kirk et le Lieutenant Uhura (une femme noire) avait fait scandale. En 1966, mon père, anglophone noir, et ma mère, francophone blanche, formaient un couple multicolore presque extraterrestre. J'étais le seul petit garçon noir dans mes classes à l'école. Il y en avait un autre aussi, à Jonquière. C'était Stanley Péan.

Aujourd'hui, il est difficile de trouver des petites filles rousses aux yeux verts au milieu des visages bruns et olive que l'on aperçoit dans les écoles de la ville. Les couples polychromes sont plus nombreux et deviennent même la norme. Et le baiser du Capitaine Kirk semble bien insignifiant par rapport aux ébats multiethniques de Desperate Housewives ou de Grey's Anatomy.

Premiers esclaves

Le monde, je vous dis, a changé. Et la victoire de Barack Obama le confirmera pour nous et pour l'Histoire. Ce sera la victoire du mouvement d'émancipation des Noirs qui a commencé quand les premiers esclaves ont posé le pied sur cette terre. Ce sera la victoire posthume de ceux qui sont morts faisant marcher le légendaire Freedom Train, de ceux qui sont tombés à Gettysburg, de ceux qui se sont battus, bien qu'affectés à des régiments ségrégués, sur les plages de la Normandie sous le drapeau d'un pays qui ne leur reconnaissait même pas le droit d'être citoyen, de ceux qui se sont opposés aux cruels lynchages, de ceux qui ont brûlé au Mississippi et de ceux qui ont bravé le système et exigé l'accès aux écoles et aux universités.

Ce sera aussi la victoire d'une femme blanche, la mère d'Obama, ayant élevé seule un garçon brillant, mais différent, dans une Amérique sans compassion. Ce sera la victoire de Jackie Robinson, de Jesse Owens, de Paul Robeson, de Medgar Evers, de Rosa Parks, de Sammy Davis, de Martin Luther King. Ce sera la victoire du genre humain. Ironique quand même de penser que celui qui sera élu en raison des énormes changements sociaux des dernières décennies est celui-là même qui appellera l'Amérique à CHANGER encore plus.

J'ai pleuré en écoutant les discours de Barack. Ce ne sont pas que des mots. Ce sont des images, des parcelles de temps et de vérité mises en phylactères oratoires. Ces envolées résument l'expérience collective de plusieurs générations. Celle de mon grand-père, né dans la pauvreté, victime de 200 ans d'esclavage dans les Antilles. Celle de mon père, se battant contre les injustices de sa jeunesse, mais espérant aussi améliorer sa situation et celle de sa famille. Et celle de ma génération, celle qui a tout et qui, par dépit ou par inconscience, semble parfois disposée à tout laisser s'écrouler au nom de la prospérité ou du moindre effort. Nous n'en avons pas le droit. Obama, c'est aussi ça: un appel à la raison et à l'honneur, un appel à la responsabilité de toute une génération. La responsabilité de changer l'Amérique, de changer le monde, de changer l'Homme.

J'ai eu peur depuis plusieurs mois que le rêve qu'a fait naître en moi Barack Obama ne soit cruellement assassiné. Oui, assassiné. Barack ET mon rêve. Mais à présent, à quelques jours de l'événement, je n'ai plus peur. J'ai la foi. Je crois que c'est possible. Je suis prêt, moi, citoyen du pays voisin, mais copilote du même vaisseau spatial, à répondre à son appel.

Je pleurerai la semaine prochaine quand Barack Obama deviendra president-elect des États-Unis d'Amérique. Je sais que mon père pleurera aussi.

M. Charles est auteur-compositeur, interprète et animateur.