Nous publions ici un extrait du dernier ouvrage de Jean-François Lisée, «Pour une gauche efficace», publié chez Boréal, en librairie la semaine prochaine.

La droite tente de nous faire croire que la gauche est responsable d'un «immobilisme» qui frapperait le Québec. Cette accusation est ridicule et témoigne de la contagion, même chez les puissants, d'un mal particulièrement répandu au Québec: la culture de la victime.

 

Nous sommes comme Aurore, l'enfant martyre. Cela vient de loin. Je me suis habitué à pousser un soupir chaque fois que, arrivant à Québec, je roule sur un pont qui porte le nom d'un homme dont la seule distinction fut d'être assassiné.

Un homme politique (André Boisclair) avoue-t-il avoir consommé une drogue dure lorsqu'il était ministre? Il se pose en victime de journalistes qui ne font que leur travail en demandant combien de fois et jusqu'à quand il l'a fait. Une animatrice de télé associée aux mouvements d'émancipation (Michaëlle Jean) devient-elle représentante de la monarchie? Elle se sent «bannie du Québec» parce qu'on ose examiner la cohérence de sa pensée. Un géant de la littérature, indépendantiste notoire (Michel Tremblay), réprouve-t-il publiquement les orientations du mouvement? On dénonce la «chape de plomb» qui s'est abattue sur lui, alors que ses détracteurs se sont déconsidérés par leurs dénonciations outrancières.

De tous ces exemples, et de bien d'autres, on a tiré la conclusion que le Québec est devenu intolérant, incapable d'accepter la dissidence. Denise Bombardier déplore par exemple qu'au Québec il «faut taire» tout ce qui n'est pas politiquement correct et qu'on refuse d'entendre des voix dissidentes comme la sienne. Elle le déplore chaque semaine dans Le Devoir, chaque soir au bulletin télévisé le plus écouté et chaque matin à l'un des postes de radio les plus syntonisés. Ce paradoxe vous avait-il échappé?

Nous ne sommes pas en présence d'un trop-plein de critiques, mais d'une dysfonction des colonnes vertébrales. Il m'est arrivé de mettre sur la place publique des écrits qui m'ont valu critiques, opprobre, accusations, inimitiés. Ce n'était pas très amusant. Mais c'était prévisible et prévu. Je n'étais pas une victime du débat que je suscitais, mais un participant, adulte et consentant. Il y a des façons parfaitement éprouvées de se soustraire au crible de la critique: il suffit de rester dans son sous-sol, de ne pas poser sa candidature, de décliner les nominations, de ne pas publier d'écrits controversés, de peser ses mots pendant les entrevues.

Manifeste des «lucides»

Le manifeste des «lucides», je l'ai dit, a innové. Ses membres se sont posés en victimes avant de subir le premier reproche. Michel Kelly-Gagnon, le président du Conseil du patronat - le groupe de pression le plus puissant du Québec -, a pris le relais en accusant les groupes communautaires d'être responsables de «l'immobilisme» dont le Québec est victime. Québec solidaire n'a pas de député à Québec et voilà qu'il est au pouvoir. Déjà?

Deux dossiers ont offensé les puissants: le CHUM, dont ils voulaient l'installation à Outremont - j'étais d'accord -, et le Casino de Montréal nouveau et amélioré - j'aurais applaudi si Loto-Québec avait en échange mis au rancart 80% de ses appareils de loterie vidéo. Dire que la gauche a tué ces projets est aussi irrationnel que de considérer l'hiver comme responsable de la défaite de Napoléon en Russie. Dans les deux cas, chacun savait d'avance où campait la difficulté. Il fallait réussir malgré elle, ou ne rien entreprendre.

Qui a détourné le CHUM d'Outremont? Trois dangereux gauchistes: le ministre de la Santé, Philippe Couillard, qui y était farouchement opposé, l'ex-premier ministre Daniel Johnson, qui l'a combattu bec et ongles, et l'actuel premier ministre, Jean Charest, retournant sa veste.

Qui a fait dérailler le Casino? Deux dangereux gauchistes: le ministre des Finances, Michel Audet, refusant d'appuyer le projet le jour de son annonce, puis encore le premier ministre Charest, qui lui a préféré à l'époque une autre bataille: Orford.

Lucien Bouchard a dit un jour que les grands projets - bons ou mauvais - naissent dans la controverse. Arrive un moment où le leader doit donner le feu vert «sur le bras», c'est-à-dire assumer le risque, a-t-il dit. Il l'a fait: déficit zéro, fusions municipales, garderies à 5$, Grande Bibliothèque et, oui, métro à Laval.

La droite, au pouvoir, doit assumer ses responsabilités et cesser de chercher des boucs émissaires. Depuis maintenant plus d'un an, le gouvernement Charest a sciemment choisi la stratégie de l'immobilisme, héritée du maître en la matière: Robert Bourassa. C'est son choix. Cela ne peut être celui de la gauche.

La gauche doit également sortir du syndrome de la victime. Car les victimes, on le sait, ne font pas l'histoire. Et les critiques n'ont pas pour fonction de se taire. Que ceux qui ont du cran engagent le débat et prennent des décisions. Que les autres rénovent leur sous-sol.

La réforme, on l'aura compris, présuppose le courage. Celui d'accepter des réalités désagréables, de se préparer à des changements dérangeants, d'évaluer des pistes jusque-là honnies. (...)