De 1748 à 1759, 10 années s'écoulent durant lesquelles le roi et son conseil sont régulièrement avertis des dangers de la présence anglaise en Amérique du Nord. Ainsi, dans leurs rapports, les marquis de La Galissonnière et du Pont de Vivier développèrent des stratégies qui devaient rendre la colonie plus autonome, en la protégeant des attaques britanniques et en encourageant des mouvements d'émigration de la France vers le Canada. Ces 10 années furent pourtant marquées par un faible intérêt, voire un désintérêt manifeste, pour la colonie d'Amérique du Nord, au profit d'autres stratégies visant davantage une reprise de pouvoir en Europe. On peut clairement parler d'abandon, ce que déploraient déjà les administrateurs éclairés de la Nouvelle-France, tel le marquis de La Galissonnière. (...)

L'absence d'échange entre Paris et sa colonie est flagrante. Les administrateurs français en place à Québec pensent déjà à abandonner le Canada dès 1759. Des deux colonies, la Louisiane vaudrait mieux d'être sauvée, tentent de défendre deux mémoires, dans l'éventualité où la France serait amenée à céder l'une ou l'autre aux Anglais. Un des plans de transplantation de la population, décrit par les auteurs comme une «transmigration», se déroulerait en trois temps du Canada vers la Louisiane. Il est proposé au Ministère et au roi en 1759 après la capitulation de Québec. Les auteurs (avocats à la cour à Québec) reviennent sur le fait que le Canada aurait été à même de se protéger si on avait bien voulu lui procurer «de l'attention». Puis, la capitulation des troupes françaises intervient le 8 septembre 1760 à Montréal, la colonie française est occupée par les troupes britanniques. (...)

 

Le sentiment d'être abandonné par la mère patrie, bien avant la signature du Traité de Paris de 1763, est perceptible parmi les colons canadiens, selon les observateurs britanniques. L'intérêt de garder le Canada pour les Anglais se vérifie dans le fait qu'ils n'ont pas eu à «conquérir» les colons français. La population se sentait abandonnée par son armée depuis 1760. Murray, Gage et Burton constatent d'ailleurs que la population n'a pas déserté le Canada, «à l'exception de ceux qui exerçaient des charges civiles et militaires». Gage note à ce sujet qu'il ne croit pas en des mouvements de migration après la signature du Traité, car les habitants «resteront sous la domination anglaise», ajoutant : «je n'en connais pas qui se prépare à quitter ce gouvernement ou qui en ait manifesté l'intention (...). (L)a tutelle de Sa Majesté ne manquera pas de gagner l'affection des Canadiens comme celle de ses autres sujets.»

En 1762 et 1763, lors des pourparlers de paix, la France ne revendique nullement le Canada. D'ailleurs, pour le roi de France et le duc de Choiseul (ministre des Affaires étrangères), il ne s'agit pas d'un sujet de débat. Dès le 22 février 1762, à la reprise des négociations de paix, le commissaire britannique Egremont reçoit une lettre de la main de Choiseul indiquant clairement que le roi de France «trouve juste que l'Angleterre conserve le Canada», mais qu'il veut en dédommagement «la restitution de la Martinique et de la Guadeloupe». La priorité du roi est celle de négocier la paix d'abord pour la France, et non pour ses colonies. Les négociations ne reviendront plus sur la cession du Canada aux Britanniques; par contre, l'intérêt de cette cession immédiate était stratégique de la part des Français pour conserver la Louisiane et ses îles sucrières.

Par ailleurs, les Britanniques étaient déterminés à reprendre le Canada aux Français. De toutes les colonies françaises, le Canada était la première qu'il leur fallait obtenir, d'autant que la conquête des îles sucrières de la Guadeloupe et de la Martinique pouvait se faire dans une deuxième étape.

Par ailleurs, Choiseul prétendait que, si le Canada était cédé aux Anglais, cela servirait davantage au royaume de France dans les années à venir que de le conserver. Il y voyait une sorte de poudrière, placée entre la métropole britannique et ses colons, en Amérique du Nord. (...)

 

«La France peut être heureuse sans Québec»

(...) Même les Britanniques eurent du mal à croire que la France avait si facilement abandonné le Canada en 1763. Durand, ambassadeur français à Londres, avait fait part d'une rumeur amusante qui circulait en Grande-Bretagne, selon laquelle les Français complotaient au Canada pour s'emparer de leur colonie dès que le moment serait plus propice, ce à quoi Choiseul avait répondu, amusé, à son ambassadeur, «il n'y a aucune intelligence au Canada, ni même intérêt à en avoir!» C'est grâce aux rapports de Durand, envoyés à Versailles en 1764 et 1768, que Choiseul et Louis XV découvrent le «système» colonial britannique basé sur une politique systématique d'exploration et d'expéditions maritimes. Choiseul s'émerveille aussi devant l'ingénuité du mercantilisme à l'anglaise: «Je suis fort étonné que l'Angleterre, qui est un point très petit de l'Europe, domine sur plus du tiers de l'Amérique, que sa domination américaine n'ait pour objet que le commerce.»

Dans son dernier rapport au roi en 1770, au moment de quitter sa charge, Choiseul ajoutait à propos du bilan de son action et du dynamisme colonial qu'il avait su insuffler à la France après 1763, qu'il n'y avait aucun regret à avoir abandonné le Canada: «Je crois que je puis avancer que la Corse (achetée en 1768) est plus utile de toutes les manières à la France que ne l'était ou ne l'avait été le Canada.» Si sentiment de défaite ou de honte il y avait parmi la population française, ce n'était pas en raison de la perte du Canada, mais parce que la France avait été vaincue par la Grande-Bretagne. C'est à Louis XV qu'on reprochera sa «léthargie» par rapport à l'Angleterre. À Paris, on semble se réjouir d'avoir perdu le Canada, comme le montrent les gravures de liesse populaire, répandues à l'époque. Les philosophes, ceux qui forment la puissante République des Lettres, Voltaire en tête, pouvaient célébrer les fruits de leur campagne populaire contre le Canada, entamée depuis plusieurs années, critiquant en choeur ce «pays couvert de neiges et de glaces huit mois dans l'année, habité par des barbares, des ours et des castors...».

Au soir du Traité de Paris, les philosophes et leur cohorte de sympathisants pouvaient se réjouir, la France abandonnait le Canada, puisque, comme il se disait en 1763: «La France peut être heureuse sans Québec.»

Francoise Le Jeune

L'auteure est professeure de civilisation britannique et nord-américaine à l'Université de Nantes. Ce texte est extrait de son article dans «France-Canada-Québec - 400 ans de relations d'exception», publié aux Presses de l'Université de Montréal, sous la direction du sénateur Serge Joyal et de l'historien Paul-André Linteau.