L'auteur est professeur au département d'histoire de l'Université Laval. Ce texte est extrait de la communication qui sera présentée par l'auteur au colloque « 1759 Revisited : The Conquest in Historical Perspective», à Londres, dans quelques jours. 

Voilà 250 ans que la bataille des plaines d'Abraham a eu lieu. À l'exception de ceux qui adhèrent au récit de l'événement catastrophe et pour qui tout est réglé, on a du mal à traiter l'épisode. Dans le Québec d'aujourd'hui, société cherchant à se donner une nouvelle référence collective pour se représenter, 1759 apparaît comme un boulet à traîner. C'est pourquoi ni Québec ni Ottawa, ni les groupes anglophones de la province n'ont osé prendre position sur d'éventuelles cérémonies touchant à 1759. Plutôt que de dire quoi que ce soit qui risquait d'offusquer, mieux valait se taire. Le temps finirait par décomposer les restes de la bataille...

 

Or, le temps n'efface pas les représentations construites, encore moins quand elles sont ressassées. Pour que changent les représentations, il faut les travailler. L'historien le fera dans l'inspiration d'une méthode rigoureuse. Mais la méthode peut-elle être une voie d'avenir pour penser et faire passer 1759 ? On peut répondre oui pour se montrer optimiste. Rappelons que les joutes entre la méthode et la mémoire ont rarement permis le triomphe de la raison sur la passion. La chose est encore plus vraie pour la conquête.

 

Quel récit proposer de 1759 pour rendre justice à l'événement ? Disons qu'il suffit de raconter ce qui s'est passé dans la complexité de ce qui fut, en évitant de subordonner l'histoire à de grands schémas narratifs prédisposant l'interprétation à venir.

Pour qualifier l'envahissement de la Nouvelle-France par les Britanniques au milieu du XVIIIe siècle, parlons d'une conquête équivoque et ambiguë, c'est-à-dire d'une entreprise tronquée et ambivalente, qui a paradoxalement permuté en une refondation compliquée plutôt qu'elle ne s'est historiquement réalisée en une domination obstinée.

Par conquête équivoque et ambiguë, on entend que les Britanniques, malgré des actions claires en ce sens, n'ont jamais été capables de contraindre la population assujettie à se soumettre au projet concocté pour elle, projet qui a évolué par rapport à ses intentions originelles.

On entend aussi que les conquérants, bien que théoriquement gagnants, n'ont jamais pu assumer pleinement leur rôle de conquérants, s'amalgamant en partie à la population locale, absorbant de ses us et coutumes et composant bon gré mal gré avec elle pour faire avancer les choses.

On entend enfin que les conquis, bien qu'en principe perdants, n'ont jamais accepté leur rôle de conquis, usant de certains droits acquis pour construire, dans le cadre d'une relation tendue et alambiquée avec les Britanniques, une nationalité originale - nommons-la canadianité - de plus en plus assurée avec le temps, mais à la nature modérée, participative et adaptative plutôt que radicale, sécessionniste et rigide.

C'est dans ce contexte où rien ne s'est déroulé comme prévu ; où tout a été affaire de compromis obligés entre les forces en présence ; où les conflits ne sont jamais disparus du paysage social et politique ; où les parties, nonobstant leur culture de référence, ont toujours cherché à défendre leurs intérêts pour s'installer dans le bloc au pouvoir au sein de la société canadienne du Québec, que celle-ci s'est construite dans le siècle qui a suivi la conquête.

On peut être frustré de cette trajectoire qui désobéit aux modèles habituels de formation des sociétés ou des nations. On peut être contrarié du fait que les francophones n'ont jamais communié à la même eucharistie patriotique contre l'Autre. On se demande où est le problème avec ce genre de situation qui échappe aux scripts consacrés et aux visions attendues. Il faut se rappeler que le passé ne promet rien. Si le déroulement de ce qui fut est touffu et embrouillé, comme ce fut le cas pour la conquête et ses suites, le récit doit en témoigner au risque de ne pas se faire exaltant. (...)

La Conquête commémorée autrement

(...) Le rôle de l'historien, qui examine la complexité du passé, n'est pas celui du commémorateur, qui raconte l'histoire pour soutenir une cause. À l'heure actuelle, la seule cause que peut servir la commémoration de la conquête est celle du nationalisme québécois défini selon le canon traditionnel, qui repose sur la représentation de 1759 comme moment de Grand basculement collectif.

C'est d'ailleurs par crainte qu'elle n'avantage une autre cause que plusieurs intervenants se sont opposés à la mise en relief de l'événement. Par autre cause, on entend celle du fédéralisme et du canadianisme, bien sûr, mais celle aussi du nationalisme pluriculturel ou consensuel, c'est-à-dire celle du nationalisme déshistorisé et dépolitisé selon les traditionalistes.

Plutôt que de voir la commémoration servir des intérêts nuisibles, on a préféré qu'il n'y ait pas de manifestation. Plutôt que de voir la conquête être séparée de sa tradition narrative, qui a fait de l'événement un désastre et qui est devenu le lieu véritable de la tragédie, on a préféré ne pas exposer la plaie de 1759 à l'air libre, pour que n'y naisse la possibilité d'une cicatrice. Le Moulin aux Images iconoclastes ne devait à aucun prix se substituer au Moulin de la Parole accréditée.

Les choses pourraient changer. Certains indices donnent à penser que l'Anglais, comme figure de l'altéritée adverse, est en voie d'être remplacé par celle de l'Anglais comme figure de cofondation de la société québécoise. Il est plusieurs exemples du passage en cours. On se contentera d'évoquer que, dans un sondage récent, 80 % des francophones ont endossé l'énoncé voulant que les anglophones forment l'un des peuples fondateurs de la société québécoise.

Il semble que les conditions adviennent pour qu'une autre commémoration de la conquête soit possible. Celle-là n'associera pas l'événement au moment initial de la déchéance d'un peuple. Elle rappellera que 1759 constitue aussi un moment refondateur de la société québécoise, c'est-à-dire un moment au cours duquel cette société a connu une transformation importante de son identité qui n'a entraîné ni le dépérissement ni la dénaturation de son historicité, mais sa recomposition et son redéploiement.

Que la métamorphose ait engendré des blessures ne disqualifie pas l'événement comme avènement. Au sein des sociétés, les moments refondateurs ont peu à voir avec la nature glorieuse ou honteuse de ce qui est survenu. Ils renvoient à des épisodes par lesquels les sociétés se reproduisent en se transformant. En pratique, les moments refondateurs réfèrent à des épisodes par lesquels les sociétés revoient leur parcours selon un autre point de vue afin de se redéfinir.

Étant donné que les représentations de 1759 n'ont épuisé ni sa complication ni ses significations, l'événement peut donner lieu à un travail d'histoire rouvrant la mémoire pour l'oxygéner. Et la société québécoise paraît prête à recevoir les fruits de ce travail pour consolider son désir de refondation.