Aujourd'hui, 11 novembre, il est de bon ton d'arborer fièrement le coquelicot à la boutonnière en commémoration de toutes les guerres, certes, mais principalement de la plus absurde, celle de 1914-1918. Car le coquelicot poussait bien, semble-t-il, sur les terres bombardées, labourées par ce mélange de fer, de chaux et de sang.

Absurde: l'intensité du qualificatif ainsi apposé à un thème au sujet duquel il est plus habituel de porter un respect muet, servile, n'entend évidemment pas s'opposer à la mémoire des millions d'êtres qui ont fait don de leur personne. En fait, un peu, car il n'y a pas eu don; il y a eu vol. Un vol orchestré par des administrateurs, civils et militaires, qui ont failli à leur tâche.

 

Récapitulons: le début de guerre fut absurde avec une entrée en conflit qui aurait dû se régler par la voie diplomatique. L'assassinat de l'archiduc d'Autriche est souvent vu par les historiens davantage comme un prétexte que comme une véritable raison. Une fin de guerre tout aussi tragiquement sotte, où le gagnant et le perdant ne sont même pas tout à fait sûrs de leur statut: le 11 novembre 1918, les Berlinois étaient d'ailleurs tout aussi en liesse que les Londoniens ou les Parisiens, persuadés d'avoir gagné ce conflit où aucun pied ennemi n'avait foulé leur territoire. Des Allemands persuadés d'avoir perdu à la suite d'un malheureux concours de circonstances causé par l'absence d'un «chef», d'un «führer». Une après-guerre dévastatrice avec le traité de Versailles dans l'élaboration duquel les alliés ont pris bien soin d'humilier le fait et le peuple allemands, incluant des clauses «morales» où ces derniers sont vus comme les seuls initiateurs de la guerre. Une humiliation par ailleurs classiquement analysée comme la conséquence directe de la montée du nazisme.

Et que dire, entre ce début et cette fin, de l'inhumanité sans pareil, de l'horreur quotidienne, des pathologies jamais observées (telles que des gangrènes faisant que parfois les pieds de personnes vivantes pourrissaient dans leurs guêtres à cause d'un mélange de stress, d'eczéma et d'humidité), des gueules cassées qui, après trois ou quatre ans de soins, ont préféré se suicider plutôt que d'affronter le regard de leurs enfants qui ne les reconnaissaient pas.

Une horreur d'autant plus troublante que cette guerre 14-18 constitua une formidable démonstration d'incompétence. Des militaires incompétents, le plus souvent formés à mater les insurrections coloniales qu'à mener une guerre de position. Une guerre où les gradés de tous les pays n'ont pas su adapter des stratégies militaires du XIXe siècle à une technologie du XXe. Des politiciens embourbés dans des croyances générées par leur propre propagande, notamment alimentées par les rancoeurs de 1870. De cette accumulation malheureuse, s'ensuivit un drame de plus de 6000 morts par jour et de presque autant d'invalides.

Mon propos n'est ni un discours pacifiste, ni une flèche décochée à l'endroit des combattants actuels et passés qui donnent et donnèrent leur vie à la communauté. Surtout pas.

J'entends davantage transmettre ce message en dehors du temps à mon grand-père, revenu gazé, et à ses trois frères tués qui ont allongé la longue liste des 20 millions de morts et d'invalides de ce conflit. Un message désormais possible, maintenant que ces combattants ont presque tous disparu, et selon lequel ils se sont effectivement battus pour rien.

À moins qu'ils contribuent en fin de compte à ce que l'on se souvienne qu'il faut parfois être sceptique face aux dirigeants va-t-en-guerre qui ont fait preuve, dans ces circonstances, d'une promptitude déconcertante à faire couler le sang des autres.

Le coquelicot n'est pas sans qualité sur le plan esthétique; sur le plan symbolique, il réfère à une guerre qui n'est pas digne d'être un facteur d'intégration nationale.