La nuit du tremblement de terre, le stationnement de l'hôtel Villa Créole a été transformé en dispensaire d'urgence. Avec un collègue québécois, trois médecins et quelques autres étrangers nous avons pansé, sans moyens, les blessures de plus de 150 Haïtiens qui, gravement blessés venaient du voisinage.

Je n'ai vu personne de l'État haïtien. Le lendemain, en parcourant la ville pour chercher des médicaments et de la nourriture, je n'ai croisé que des cadavres étendus sur le pavé, des gens pleurant et hurlant dans les rues, des blessés que l'on transportait nulle part. L'État haïtien était invisible. «Je suis en vie, mais je n'ai plus de pays disait Jimmy», un Haïtien que je connais. Le gouvernement haïtien n'a plus aucune capacité à secourir son peuple, à le nourrir, à lui obtenir du travail, à lui fournir des soins de santé, une éducation décente, à le protéger contre les gangs qui prennent le contrôle de la rue.

Mais alors, cet État haïtien avait-il la capacité de fournir tous ces services avant le tremblement de terre? Demandez-le aux Haïtiens que vous connaissez. Avaient-ils confiance en leurs institutions? Non. Avaient-ils confiance en leur classe politique? Non. Haïti est rongé par le cancer de sa politique.

En premier lieu, il y a la corruption, une maladie dégénérative qui frappe toutes les institutions d'un état fragile. L'État haïtien a été rendu impotent par le pillage de ses ressources durant des années, voire des décennies. Même les ouragans meurtriers de l'automne 2008 n'ont pas servi de leçon. Il faut voir Gonaïves, cette petite ville dans la région de l'Artibonite qui a été envahi par les boues. Les travaux d'enlèvement ne sont pas complétés. Ce sont les ONG qui ont réalisé la majorité des travaux de reconstruction. De nombreux citoyens vivant dans des abris de fortune n'ont pas encore de logement décent.

Il y a aussi ces mafias d'intérêts obscurs qui s'enrichissent du pillage des ressources du pays, comme les deux parcs nationaux, Macaya et La Visite, où le peu d'arbres qui restent encore dans ce pays est coupé, acheté de pauvres paysans pour une poignée de dollars et vendu à prix d'or, principalement au marché de Port-au-Prince. Ce pillage orchestré par un groupe de mafieux concerne toute la planète, car sachez que le pays d'Haïti est considéré comme l'un des plus riches des Caraïbes en matière de diversité biologique.

Il y a aussi le gouvernement et le Parlement, dont la légitimité démocratique est fragile et fortement contestée par de nombreux leaders haïtiens. C'est une année électorale en Haïti. Les législatives devaient avoir lieu en février et les présidentielles en novembre. Le terme de la législature vient de se terminer. Le président avait déclaré une session extraordinaire, soit une prolongation de la législature, ce qui a provoqué un tollé chez de nombreux leaders politiques et constitutionnalistes reconnus. Ils ont soutenu que cette décision était illégale. Le président lui-même, en fin de mandat, affaibli, n'a plus le droit de briguer un nouveau mandat. La légitimité du pouvoir en place est pour le moins fragilisée.

Le tremblement de terre a aussi détruit la capacité du pays d'exercer sa souveraineté. Si l'idée d'un plan Marshall pour Haïti fait son chemin, il ne réussira que si la communauté internationale réinvente un modèle de gouvernance politique.

Il faut aller plus loin que les modèles de protectorats internationaux comme au Kosovo ou au Cambodge si l'on veut que le plan Marshall puisse générer la stabilité du pays, l'adhésion du peuple haïtien, la reconstruction politique ainsi qu'un développement durable.

Mon expérience au coeur des institutions politiques haïtiennes, comme au sein de la communauté internationale dans ce pays, me permet de vous livrer le produit de ma réflexion.

1. L'autorité provisoire doit être créée pour une période de temps suffisante afin de permettre la reconstruction physique, la relance de l'économie locale, la mise en place d'une fonction publique efficace et la reconstruction du système politique. C'est une tâche herculéenne qui ne pourra pas se réaliser en moins de cinq ans.

2. Les Haïtiens doivent être associés à l'effort de reconstruction de leur pays. Il faut cependant éviter de tomber dans le piège d'un partenariat avec le gouvernement tel qu'il existe actuellement. Il faut plutôt penser en terme d'états généraux des forces vives du pays, de personnalités politiques, de la société civile et de la diaspora.

3. L'autorité provisoire devrait avoir un haut niveau d'autonomie vis-à-vis la lourde bureaucratie onusienne, dont le siège social a été détruit à Port-au-Prince.

4. La reconstruction du système politique haïtien doit absolument permettre et faciliter l'émergence d'une nouvelle classe politique où les jeunes et les femmes, jusqu'à maintenant marginalisés, joueront un rôle de premier plan.

5. On doit donner une priorité à la construction d'une fonction publique haïtienne bien formée, efficace, suffisamment payée et empreint d'éthique. Depuis longtemps déjà, des critiques s'élevaient pour déplorer le fait que la multiplicité d'ONG sur le territoire se substituaient de fait à l'État haïtien dans la livraison des services essentiels à la population. Cette dépendance ne devrait pas être reproduite dans le cadre de la reconstruction du pays si l'on veut créer un État haïtien fort et souverain.

6. Le processus de reconstruction de Haïti par l'autorité provisoire devrait faire l'objet d'une surveillance étroite par une unité internationale de vigilance et de «monitoring» composée d'experts internationaux et haïtiens. Munie de ressources suffisantes pour mobiliser l'opinion publique mondiale, elle devrait jouir d'une indépendance vis-à-vis les gouvernements et les Nations Unies.