Encore une fois, la complexité du processus actuel de planification à Montréal aboutit à un débat qui ne devrait même pas exister. Si on peut, d'un côté, se réjouir du droit de parole accordé à la population à l'Office de consultation publique de Montréal (OCPM), d'un autre côté, on peut déplorer la malléabilité d'un plan d'urbanisme soumis à l'opportunisme et à l'improvisation.

En plus des dérogations de hauteur, le projet du Quadrilatère Saint-Laurent, présenté solidairement par la Ville de Montréal et par le promoteur SDA, va à l'encontre des valeurs patrimoniales du site. Aux yeux de plusieurs, le mauvais état des bâtiments a de quoi rebuter. Est-ce vraiment du patrimoine? Tous les paliers gouvernementaux, Ville comprise, répondent par l'affirmative.

Ainsi, le Monument-National a été classé monument historique par le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine et son aire de protection comprend tous les édifices que l'on prévoit démolir. Ne serait-ce que par leur mixité d'usage et la présence de salles de spectacles à l'étage, il existe des liens étroits entre l'architecture du bien classé et celle de ses voisins, ce qui justifie d'autant plus l'aire de protection.

Le gouvernement fédéral, quant à lui, a déclaré le boulevard Saint-Laurent lieu historique national. Il a ainsi fait valoir la portée symbolique, toujours vivante, rattachée à cette artère et ses bâtiments. En effet, au regard de la culture dominante, la Main représente l'«autre Montréal». Au fil des décennies, elle a servi de lieu :

- d'affirmation du nationalisme québécois avec l'implantation du Monument-National de la Société Saint-Jean-Baptiste;

- d'ancrage aux immigrants et d'expression multiculturelle;

- d'épine dorsale du Red Light avec son déploiement surprenant d'un univers de spectacles, d'illicite, de burlesque et d'interdit au sein d'une société dominée par la morale religieuse.

Aucun Montréalais n'ignore cet imaginaire. Ce lieu qui dérange fait également partie de la culture littéraire et cinématographique. L'oeuvre de Michel Tremblay en constitue l'exemple le plus connu.

La Ville elle-même reconnaît l'importance du lien avec le Red Light. Traitant du quadrilatère, son Énoncé des valeurs patrimoniales fait état du rayonnement national, voire international de celui-ci, compte tenu de ses valeurs paysagères urbaines, artistiques, historiques et symboliques! Par ailleurs, le projet de Quartier des spectacles prend appui sur cet héritage du secteur. Voulant s'imprégner de son histoire, il en appelle aux forces vives du milieu pour en assurer l'avenir.

Comment, à la lumière de ce qui précède, la Ville peut-elle être partie prenante d'un projet :

- de démolition de bâtiments déjà aménagés ou aptes à aménager des petites salles de spectacles correspondant à la vie urbaine passée, actuelle et future du secteur?

- de remplacement d'édifices d'un tronçon marquant de la Main, par un immeuble à bureaux corporatif, dont l'usage prévu n'est pas à vocation culturelle?

- d'adoption du façadisme, alors que le seul maintien des façades constitue une approche de conservation critiquée à l'échelle internationale?

Rédigé avec grand soin, l'Énoncé patrimonial ne devrait pas être un document d'accompagnement, mais servir à établir les paramètres du projet de conservation. À défaut de suivre cette règle d'or, la Ville va à l'encontre des principes reconnus qui lient l'analyse et l'action. Mieux encore, un plan d'urbanisme qui établirait à l'avance les secteurs où la conservation doit prédominer et qui les distinguerait de ceux où les grands projets immobiliers sont encouragés, clarifierait les «règles du jeu» pour tout et chacun.

Compte tenu de sa valeur, l'avenir de ce tronçon crucial de la Main pourrait alors s'inscrire dans une formule de revitalisation d'artères commerciales, déjà éprouvée dans de nombreux secteurs de la ville. Respectant l'existant et le caractère de la rue, il poursuivrait ainsi l'approche entreprise, entre autres, avec le Monument-National, la SAT, le Club Soda.

Assurément, au nom de la cohérence, il est temps que la Ville revoie cette mécanique administrative qui érige l'aléatoire en système et qui contredit ses propres succès en matière de planification.

L'auteur est professeur titulaire à l'École d'architecture de l'Université de Montréal.