Ces temps derniers, un grand nombre d'experts se sont prononcés sur la «constitutionnalité» de la prorogation de la Chambre des communes ou encore sur celle de son éventuelle dissolution. Je n'entends pas ajouter ma goutte d'eau à ce torrent. La question au coeur de cette polémique consistait, pour l'essentiel, à déterminer qui, du gouvernement Harper minoritaire - détenteur d'une pluralité mais non d'une majorité des sièges à la Chambre des communes - ou d'une coalition des trois partis de l'opposition, pouvait légitimement prétendre à l'exercice du pouvoir. Et bien sûr, la réponse à cette question dictait, selon le point de vue, l'attitude que devait adopter la gouverneure générale, représentante de la reine.

Au-delà des importantes questions constitutionnelles soulevées par la crise politique, il m'apparaît intéressant de souligner combien elle met en lumière les pressions exercées sur notre tradition démocratique parlementaire par l'insatiable soif d'égalité caractéristique de la société occidentale moderne du XXIe siècle.

Notre tradition démocratique parlementaire n'est pas une démocratie directe. Contrairement à un régime présidentiel, le premier ministre, chef du gouvernement, n'est pas directement choisi par la population. Sera premier ministre, le chef du parti qui aura su faire la démonstration de sa capacité à mobiliser la confiance d'une majorité des députés de la Chambre. La chose ne pose pas de problème lorsque le parti vainqueur détient une majorité absolue des sièges à la Chambre. Cependant, la situation se complique si le parti ayant remporté le plus grand nombre de sièges n'a pas atteint cette majorité absolue. Dans une telle situation, le gouvernement, alors qualifié de minoritaire, doit chercher à s'assurer de la confiance de la Chambre en concluant des alliances temporaires ou ponctuelles avec un ou des partis de l'opposition. Dans l'éventualité où une majorité de députés retirent définitivement leur confiance au gouvernement, des élections pourront être alors être déclenchées, ou encore, un autre parti ou une coalition de partis, dans la mesure où ils seront capables de prétendre détenir la confiance de la Chambre, pourra être appelé à constituer un nouveau gouvernement.

Principe de la représentation

Autrement dit, notre système parlementaire investit les membres de la Chambre (et plus spécifiquement les partis dont ils font partie) de la capacité, à la fois, de bâtir ou de défaire des alliances qui exigeront parfois une entorse à la ligne de parti. Ce système repose donc avant tout sur le principe de la représentation, de la délégation à des représentants du pouvoir de légiférer et de gouverner et surtout, de la latitude nécessaire pour exercer ce pouvoir. En contrepartie, et précisément parce qu'il ne s'agit pas d'une démocratie directe, ce système exige des électeurs qu'ils reconnaissent à leurs représentants le pouvoir de faire des choix qui les engageront eux-mêmes. Bref, l'électeur doit faire confiance à son représentant. Or, c'est ici qu'aujourd'hui le bât blesse.

La tradition parlementaire britannique a vu le jour à une époque où malgré l'avancée progressive du principe de l'égalité des chances, on ne remettait pas en question l'inégalité des talents et des compétences. Dans un tel contexte, le principe de représentation ne choquait donc personne. Le député pouvait légitimement prétendre à une compétence qui échappait à l'électeur. Mais le principe d'égalité, lorsqu'il est mis en branle, emporte tout sur son passage. Il devient extrêmement difficile d'en freiner l'élan.

Or aujourd'hui, ce principe tend de plus en plus à ébranler le principe de représentation aux termes duquel nos représentants politiques sont investis d'une compétence dont nous sommes dépourvus. Le citoyen ordinaire, entend-on partout, vaut bien celui qui le représente, comme l'étudiant vaut bien le professeur ou le patient son médecin. On ne vote plus pour plus grand que soi. On ne vote plus, par exemple, pour Mme Marois, on vote pour Pauline.

Cette logique rend frustrants les jeux du parlementarisme. Pour les partisans de Harper, par exemple, confondant démocratie directe et parlementarisme, l'élection de Harper en fait le seul titulaire légitime du pouvoir. Les partisans de la coalition, en contrepartie, envisagent les choses comme si le coefficient plus élevé du vote populaire obtenu par les trois partis de la coalition justifie à lui seul le renversement immédiat du gouvernement minoritaire Harper. Le vote à lui seul devrait tout dicter.

Des arguments valables ont été avancés des deux côtés pour justifier l'intervention ou, au contraire, la non-intervention de la gouverneure générale dans ce débat. Il demeure cependant important de rappeler que notre système parlementaire a été conçu, dans une certaine mesure, pour éviter certains des dangers qui s'attachent à la démocratie directe. Nos représentants méritent notre confiance et, si on en juge par les repositionnements stratégiques des derniers jours, les mécanismes propres à notre système parviennent, parfois maladroitement il est vrai, à obliger nos représentants à réfléchir et à se rendre compte qu'ils doivent constamment chercher à mériter la confiance qu'on leur porte.

Leclair, Jean

L'auteur est professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal.