L'auteur est le directeur du Centre d'excellence sur l'Union européenne à l'Université de Montréal et à l'Université McGill. C'est par le truchement de la politique démocratique et du droit qui en découle que les sociétés modernes protègent leurs membres du pouvoir discrétionnaire et arbitraire de l'État et de ses dirigeants. Cette protection est offerte au nom de la citoyenneté, une institution et une entreprise collective dans laquelle nous sommes tous des «actionnaires» et dont la valeur dépend de notre capacité à faire respecter les droits qui en font partie.

Or, à l'heure actuelle, cette capacité est rudement mise à l'épreuve par la décision du gouvernement canadien de contester jusqu'en Cour suprême son obligation de rapatrier Omar Khadr, emprisonné à Guantánamo depuis près de sept ans.

 

Qu'on ne se méprenne pas: au-delà des spécificités du cas Khadr, cette affaire nous concerne tous. C'est de la valeur de notre citoyenneté dans le monde dont il s'agit. Comme la plupart de ses détenteurs le suppose, notre passeport représente une sorte de «police d'assurance» obligeant le gouvernement canadien à ne pas abandonner ses citoyens lorsque ceux-ci se retrouvent dans des situations difficiles à l'étranger.

Mais quel message le gouvernement du Canada envoie-t-il à la communauté internationale lorsque lui-même n'offre pas à ses propres ressortissants toute «l'aide et la protection» que la première page de notre passeport demande aux autres pays de nous donner? Lorsqu'un des nôtres est abandonné dans des prisons étrangères dont l'existence a été jugée inconstitutionnelle, c'est le «lien sacré» de confiance entre l'État et les citoyens qui est mis à mal.

L'affaire Khadr est un cas classique d'opposition entre les droits de la personne et les pouvoirs de l'État. Depuis 200 ans, la démocratie et le libéralisme ont peu à peu repoussé les frontières de l'arbitraire politique et ligoté les mains des gouvernants par un ensemble de lois et de règles qui encadrent et réduisent la marge de pouvoir discrétionnaire pouvant être exercée sur les individus et les communautés.

Mais ce pouvoir discrétionnaire, bien que plus mince de nos jours, existe encore. Et c'est précisément ce que le gouvernement cherche à préserver aujourd'hui en refusant que la conduite de sa politique étrangère ne soit limitée par les droits de la citoyenneté.

Tout constitutionnelle qu'elle soit, le Canada est toujours gouverné par l'institution de la monarchie. On la croit devenue tellement symbolique au fil du temps, que son pouvoir formel et son effet structurant sur nos institutions politiques sont trop souvent sous-estimés.

Pourtant, au Canada, la politique étrangère fait partie des «prérogatives royales», ce domaine de pouvoirs d'origine médiévale et pré-démocratique, encore pratiquement intouché par la constitution et les lois du parlement. Avec d'autres pouvoirs appartenant exclusivement à la Couronne et exercés en son nom par le premier ministre, comme la nomination du haut personnel de l'État et le déclenchement des élections, en matière de politique étrangère, les gouvernements élus - libéral comme conservateur- avec la complicité des bureaucrates qui les conseillent, ont toujours cherché à se réserver un maximum de marge de discrétion.

Puisque la politique étrangère appartient aux prérogatives de la Couronne, pas surprenant dans ce contexte que les Omar Khadr de ce monde soient traités comme des «sujets» de Sa Majesté et non pas comme de véritables citoyens à part entière. Face à ce type de pouvoir, le «sujet» ne dispose pas de droit, mais de privilèges qui lui sont accordés - et repris - de façon arbitraire et en fonction de l'humeur des dirigeants. Par définition, le pouvoir discrétionnaire est capricieux, changeant et imprévisible.

Souhaitons que la Cour suprême désactive ce pouvoir issu d'un autre âge qui s'accorde mal avec la démocratie et ses exigences de transparence et d'imputabilité. Il est grand temps que le Canada s'engage de façon plus crédible à soumettre sa politique internationale à la primauté des droits de la personne.