Avec l'approbation du conseil de sécurité de l'ONU et de la Ligue arabe, les forces françaises, anglaises et américaines ont commencé à attaquer l'armée du colonel Kadhafi. Cette intervention est-elle justifiée? Le Canada fait-il bien de participer à cette opération? L'objectif devrait-il être limité à la protection de la population libyenne, ou bien aller jusqu'au renversement du régime Kadhafi?

Justin Massie

Professeur adjoint à l'École supérieure d'Affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa et chercheur associé à la Chaire de recherche du Canada en politiques étrangère et de défense canadiennes de l'Université du Québec à Montréal.

L'OBJECTIF VÉRITABLE

Le Canada, aux côtés de ses alliés traditionnels, est désormais en guerre contre la Libye. Tout comme lors des guerres d'Irak (1990-91), du Kosovo et d'Afghanistan, le Canada souhaite être aux premiers plans des opérations militaires menées par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Le Canada n'a pas d'intérêts menacés en Libye; le «devoir moral» de protéger la population libyenne, sur lequel insiste le premier ministre Harper, sert à justifier l'objectif sous-jacent des États-Unis et de l'Europe: un changement de régime. Les premières frappes contre la Libye ont déjà contrevenues au mandat onusien de la mission, selon la Ligue arabe, l'Union africaine, la Russie et la Chine: elles ont causées la mort de civils. Quant à l'objectif de contraindre Kadhafi à accepter un cessez-le-feu, les États-Unis et l'Europe ne pourraient accepter ce que cela sous-entend: un accord politique entre Kadhafi et le Conseil national libyen, permettant au premier de préserver une partie de son pouvoir. Si donc un changement de régime est réclamé, il reste à voir si de seules frappes aériennes suffiront à renverser le régime libyen. Et advenant un succès, comment assurer la paix sans troupes au sol?

Justin Massie

Jean Dorion

Député de Longueuil-Pierre-Boucher et porte-parole du Bloc québécois en matière d'Affaires étrangères - Asie-Pacifique.

LE BLOC APPUIE L'ENVOI DES CF-18

Comme il s'agit d'une résolution du conseil de sécurité de l'ONU, donc d'une intervention militaire multilatérale, et que le Premier ministre Harper s'est engagé à en débattre la semaine prochaine à la Chambre des communes, le Bloc québécois appuie  l'envoi de chasseurs CF-18 afin de faire respecter la zone d'exclusion aérienne. C'est d'ailleurs Gilles Duceppe qui a suggéré au premier ministre d'entériner cette décision en faisant voter la Chambre des communes sur une motion qui aurait, bien sûr, l'appui du Bloc québécois. La communauté internationale a la responsabilité de protéger les civils lorsqu'ils sont attaqués. Les actes de violence auxquels s'est livré le régime Kadhafi contre la population libyenne doivent cesser immédiatement. Quant à la suite des choses, le premier ministre s'est engagé à consulter l'opposition si le déploiement se prolonge au-delà de trois mois. Le Bloc québécois a toujours exigé du gouvernement que ce dernier consulte la Chambre des communes avant d'autoriser toute intervention militaire à l'étranger. Pour une fois, le gouvernement Harper semble vouloir respecter l'institution démocratique qu'est le Parlement!

Jean Dorion

Robert Asselin

Directeur associé de l'École supérieur d'affaires publiques et internationales.

NÉCESSAIRE ET JUSTIFIÉE

L'intervention était nécessaire et justifiée. La doctrine de la Responsabilité de protéger établit clairement que la communauté internationale a une responsabilité d'intervenir lorsque des massacres sont commis sur des peuples par leurs propres dirigeants. En s'assurant dans un premier temps d'obtenir une résolution claire du Conseil de sécurité de l'ONU, le Président Obama s'est clairement démarqué de son prédécesseur en inscrivant l'offensive militaire dans une logique multilatérale. Même s'il est évident que l'armée américaine a joué un rôle de premier plan dans la stratégie de déploiement et qu'elle constitue la principale force de frappe sur le plan militaire, la contribution des autres pays occidentaux n'est pas pour autant symbolique. Puisque l'opération militaire découle d'une résolution claire du Conseil de sécurité et qu'une demi-douzaine de pays, y compris des pays arabes, y participent, le Canada n'avait pas vraiment de bonnes raisons de dire non. Une invasion ayant été écartée par le président Obama, il faudra voir les impacts réels de ces attaques aériennes. À court terme, elles ne feront sûrement qu'apaiser les ardeurs et réduire les capacités militaires du régime Kadhafi. Il serait étonnant que cette première offensive aérienne soit suffisante à convaincre le dictateur de partir.

Robert Asselin

Karine Prémont

Professeure au collège André-Grasset et chercheure associée à l'Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM.

IL FAUT RENVERSER KADHAFI

L'intervention internationale menée en Libye est tout à fait justifiée. Non seulement Kadhafi a lui-même affirmé haut et fort qu'il punirait sévèrement le soulèvement populaire et qu'il ne quitterait jamais son poste, mais son armée était aux portes de Benghazi, bastion des rebelles, et semblait prête à y employer toute la force nécessaire pour mater les opposants du régime alors même qu'un cessez-le-feu avait été décrété. En réalité, la communauté internationale aurait dû intervenir plus tôt, avant que Kadhafi ne soit assuré de la complaisance de la Russie, de la Chine et de l'Inde et alors que la rébellion était en position de force. Par ailleurs, l'objectif de cette opération - qui est menée par une coalition importante - ne doit pas se limiter à la protection des civils ou de la zone d'exclusion aérienne: il faut renverser Kadhafi. En droit international, il est de l'obligation morale des États de renverser un dirigeant qui s'en prend à sa propre population. Et Kadhafi, en répétant inlassablement que la guerre serait longue et qu'il y aurait des purges massives une fois sa victoire assurée, démontre amplement qu'il a perdu le droit et la légitimité de gouverner.

Karine Prémont

Jean-Michel Landry

Doctorant en anthropologie à l'Université Berkeley, Californie.

ON S'ACHARNE À BOMBARDER

Les écarts - et des silences - qui marquent les comptes rendus de la situation en Libye nous empêchent d'avoir l'heure juste sur l'état du conflit. Impossible, dans ces conditions, de prendre une position éclairée sur intervention menée par la France, les États-Unis et l'Angleterre (et non par l'«Occident»)? Quelques détails cependant nous invitent à faire preuve de sens critique. D'abord l'empressement dont font preuve les puissances coloniales. Kadhafi a beau annoncer un cessez-le-feu, demander que l'on envoie des observateurs internationaux pour le constater; rien à faire. On s'acharne à bombarder. Autre détail dont personne ne parle: l'Alliance Bolivarienne (Amérique Latine) suggérait récemment que soit formée une délégation internationale (éventuellement conduite par Jimmy Carter ou Lula) en guise de médiateur. L'Espagne s'est montrée intéressée, mais pas le président Sarkozy. Depuis les canons semblent être l'unique solution.

Jean-Michel Landry

Mathieu Bock-Côté

Chargé de cours en sociologie à l'UQAM.

UNE INTERVENTION LÉGITIME

Un dictateur massacrant son propre peuple révulse la conscience de chacun. Les puissances occidentales font bien d'intervenir en Lybie. Leur légitimité est fondée. Il ne faudrait toutefois pas gommer la complexité de cette intervention, à l'objectif imprécis. C'est une chose de protéger les civils. C'en est une autre de renverser un régime, même détestable. À tout le moins, on ne saurait se réclamer de l'intervention en Lybie pour justifier une intervention armée systématique contre toutes les dictatures. À moins de reconnaître la nécessité d'une souveraineté mondialisée, surplombant les États et les domestiquant à partir d'une police mondialisée, une semblable opération militaire sera toujours «exceptionnelle» et devra le demeurer. On ne saurait établir un protocole déterminant de sa légalité à partir d'un «droit international» souvent problématique. De ce point de vue, l'autorisation accordée par l'ONU a davantage valeur morale que juridique. On ne peut sérieusement envisager un monde où une police humanitaire interviendrait pour renverser les dictatures, à moins de consentir à l'hypothèse d'une guerre civile planétaire. Il faut distinguer une dictature détestable mais isolationniste d'une situation de guerre civile d'une situation de génocide. L'intervention armée est hasardeuse dans le premier cas, légitime dans le deuxième, nécessaire dans le troisième.

Mathieu Bock-Côté

Mélanie Dugré

Avocate

POUR LA DÉMOCRATIE

Sans être une spécialiste du monde arabe, je demeure ambivalente face à l'intervention militaire en Lybie. D'une part, je ne peux m'empêcher de pousser un soupir de lassitude en voyant les tirs de missiles à la une des quotidiens. J'ai en mémoire le cafouillage de la guerre en Irak et ce, même si le Canada n'y a pas joué un rôle de premier plan. Une fois les hostilités entamées, il devient si facile de perdre de vue le rôle et l'objectif de la mission. D'autre part, j'ai une foi profonde en la démocratie, laquelle est aux antipodes des régimes dictatoriaux qui musèlent les citoyens de plusieurs pays du monde. J'éprouve une sincère sympathie pour ces peuples qui luttent avec ardeur et dignité pour se libérer du joug de leur bourreau. Si l'intention de notre pays est de venir en aide à ces gens, qu'il en soit ainsi. Le parcours du Canada en matière d'intervention militaire n'est pas parfait mais je crois que le gouvernement tend généralement à  exercer jugement et discernement dans cette sphère délicate. Je choisis donc de m'en remettre à nos décideurs, en espérant que leurs décisions soient les bonnes.

Mélanie Dugré

Stéphane Dion

Député libéral de Saint-Laurent-Cartierville.

MISSION HUMANITAIRE

Cette intervention est justifiée pour trois raisons. Il faut empêcher un dictateur de massacrer sa population. Il faut éviter qu'un échec de la révolution arabe en Libye affaiblisse les gains démocratiques substantiels, mais fragiles accomplis en Tunisie et en Égypte. Enfin, l'Occident n'intervient pas seul: l'appui de la Ligue arabe a été déterminant au Conseil de sécurité. Pourquoi intervenir contre ce dictateur et non contre tous les autres? À cette objection fréquemment entendue, il faut répondre qu'on intervient là où on peut le faire avec succès, là où on a de solides raisons de croire que notre intervention fera beaucoup plus de bien que de tort. L'incapacité à intervenir partout ne justifie pas l'inaction en tout temps. La mission a un objectif humanitaire; elle vise à rétablir la paix et la sécurité en Libye. C'est ainsi que nous l'avons définie avec nos alliés. Cette coalition aurait été impossible si l'objectif proposé avait été un renversement de régime. Le soutien de la ligue arabe était crucial pour lancer l'opération. Cet appui est, on le sait, flageolant. Il faut maintenir la mission dans les paramètres fixés par l'ONU. Il appartiendra aux Libyens de trouver une solution politique, et on l'espère pacifique.