Danielle Gauvreau, présidente de la Fédération canadienne de démographie, Ghyslaine Neill, président de l'Association des démographes du Québec et Barry Edmonston, président de la Canadian Population Societ.

La saga entourant le prochain recensement nous aura permis de prendre conscience de l'importance que revêt cet outil pour nombre de chercheurs et décideurs de la société canadienne, mais elle soulève aussi un enjeu encore plus fondamental. Face aux récents événements, les membres de la Fédération canadienne de démographie (formée de l'Association des démographes du Québec et de la Canadian Population Society), sur la base de leur expertise en matière de bonnes pratiques statistiques, tiennent à souligner l'impérieuse nécessité pour toute agence statistique officielle de préserver la plus grande indépendance possible envers le pouvoir politique.

Durant les dernières semaines, il fut étonnant pour beaucoup d'entre nous de voir le politique intervenir aussi facilement dans les activités de Statistique Canada, une agence jusqu'à maintenant considérée à travers le monde comme un modèle de rigueur et de qualité. En pratique, cette indépendance était préservée par divers mécanismes institutionnels et consultatifs ainsi que par une volonté gouvernementale ne pas s'immiscer dans les affaires courantes de l'agence. Malheureusement, il appert que Statistique Canada est placé sous l'autorité directe du ministre de l'Industrie (article 3 de la Loi sur la statistique), qui jouit d'un droit de regard sur plusieurs aspects scientifiques et techniques du processus statistique (article 7 de la Loi sur la statistique).

Plusieurs formes d'ingérence risquent de se produire lorsque l'indépendance des agences statistiques n'est pas assurée. Un exemple éloquent est celui récent de la Grèce qui, la semaine même où le statisticien en chef du Canada remettait sa démission, inaugurait le Hellenic Statistical Authority, nouvel institut statistique national rebaptisé et réformé. La restructuration de l'agence faisait suite à la mise au jour d'une tradition d'interférence ministérielle dans les statistiques économiques helléniques, manipulations qui eurent pour conséquence d'aggraver une crise financière inquiétante pour toute la zone Euro. Dans cet épisode, la perte de confiance envers les données officielles eut probablement autant de répercussion sur les marchés que les mauvais résultats économiques eux-mêmes. Dorénavant, l'agence se rapportera au parlement, et non plus au ministère des finances. Il s'agissait d'une condition sine qua non du FMI et de l'Union européenne pour l'obtention d'une aide financière d'urgence par la Grèce.

En juin dernier, l'imposition par le gouvernement canadien d'une méthodologie jugée inappropriée par tous les experts pour le prochain recensement s'est avérée une forme inacceptable d'ingérence, comme en témoigne le tollé de protestations auquel on assiste depuis bientôt deux mois. La façon dont cette modification fut introduite - sans préavis et sans aucune consultation - et dont elle fut justifiée par la suite est à elle seule encore plus préoccupante pour l'avenir de la statistique au Canada. En effet, les contradictions entre les arguments utilisés par le ministre de l'Industrie pour justifier ce changement et les recommandations faites par Statistique Canada sont particulièrement troublantes, tout comme l'est l'annonce soudaine par le gouvernement de l'ajout de deux questions dans le questionnaire court du recensement pour contrer la menace d'injonction demandée par la Fédération des communautés francophone et acadienne du Canada.

En juillet, la démission du statisticien en chef, « ultime recours pour assurer l'indépendance de l'agence » selon un document présenté par Statistique Canada au Conseil économique et social des Nation unies en juin 2009, est venue confirmer la gravité de la situation. Maintenant que ce dernier rempart a été enfoncé, et pour éviter que le Canada ne perde davantage que sa bonne réputation, nous croyons impératif de modifier la Loi sur la statistique afin que :

- l'agence ait l'obligation de se rapporter à la Chambre des communes plutôt qu'à un ministère;

- le choix des questions à poser et la méthodologie à utiliser dans le cadre du recensement fassent l'objet de consultations selon des modalités prévues dans la loi.

La première proposition est conforme aux Principes fondamentaux de la statistique officielle des Nations unies, adoptés en 1994 et réitérés dans le Code des bonnes pratiques de la statistique européenne adopté en 2005, alors que la seconde devrait garantir le principe de transparence afin que la confiance dans la statistique officielle canadienne soit maintenue.

Notre position ne signifie pas que les modes de collecte doivent être fixées de manière immuable. L'adoption de méthodes alternatives pour la réalisation, par Statistique Canada, de ses divers mandats (recensement, enquêtes, ou toute autre opération de collecte de données.) doit être continuellement envisagée, mais dans le cadre d'un processus de consultation rigoureux et transparent. Au cours des dernières années d'autres pays ont ainsi révisé leur approche face au recensement. Le bien fondé de ces changements sera d'autant mieux compris et accepté si l'agence qui les met en oeuvre bénéficie d'une totale indépendance professionnelle et se trouve à l'abri de toute influence politique.

Dans l'immédiat, c'est la confiance des citoyens et des décideurs envers Statistique Canada qui est ternie. Elle risque de se ternir encore davantage si rien n'est fait pour corriger la situation. À plus long terme, ce sont les fondements mêmes de la démocratie et de l'économie canadienne qui sont en jeu.