L'auteur est éditorialiste à La Presse. Ce texte est extrait de son plus récent livre, Perdus sans la nature - Pourquoi les jeunes ne jouent plus dehors et comment y remédier, publié par Québec Amérique. Le livre sera en librairie dès aujourd'hui.

«Viens souper!» Ma mère crie sur le pas de la porte. D'un bond, je me lève. Je ramasse mon vélo et salue mes voisins: «À tantôt!» Puis je quitte le sous-bois sur ma monture, empruntant le sentier qui me mène directement à la maison.

Cette scène qui se déroulait presque quotidiennement sur la rue Pérodeau, à Québec, où j'ai grandi, vous est sûrement familière, puisqu'elle faisait partie du quotidien de la plupart des enfants aujourd'hui adultes. Mais à mon fils de 6 ans, en revanche, cette scène ne dit rien du tout.

Tout comme elle ne dit rien à ses amis et aux autres enfants nés au tournant du millénaire, dont les rares temps libres sont passés entre quatre murs, plus souvent qu'autrement devant un écran. Si bien que le son des enfants qui s'amusent se fait de moins en moins entendre, en banlieue, en région, en ville et à la campagne, à Sherbrooke, à Outremont, dans le quartier Saint-Roch et à Gatineau, ailleurs au Canada, aux États-Unis aussi bien qu'en Europe.

Avons-nous, à notre insu, soustrait nos enfants à leur habitat naturel? Avons-nous éliminé le jeu libre de l'agenda des enfants? Leur imposons-nous un cadre trop rigide, des horaires trop chargés, des vies de fou? Et si c'est le cas, peut-on faire marche arrière? Doit-on le faire?

Le rouleau compresseur de l'urbanisation a lissé, uniformisé, pavé et bétonné les paysages qui regorgeaient jadis de cachettes, de lieux secrets et d'endroits sombres qui faisaient le bonheur des enfants. Si nous avions, dans le passé, l'occasion de nous perdre dans un boisé, de jouer dans une rigole ou de grimper un talus sans jamais quitter le voisinage, ce n'est tout simplement plus possible aujourd'hui.

Les citadins, les banlieusards, les autoroutes et les immenses centres commerciaux sont autant de rats qui grugent les champs. Bon an mal an, la Commission de protection du territoire agricole du Québec reçoit quelque 3000 demandes de dérogations de toutes sortes afin de bâtir des logements ici, d'agrandir un golf là-bas, de construire un centre de distribution au loin. Ce faisant, on accroît la pression sur les terres agricoles... et sur les terrains de jeu officieux des enfants. De verts, ils sont devenus gris. De riches, ils sont devenus pauvres en biodiversité. «Dans ma cour, maintenant, c'est un nouveau développement, un décor aseptisé, loin de mon doux souvenir d'antan», chante Marie-Annick Lépine.

Avec raison. Dans la vieille Europe, où les urbains s'entassent dans des endroits exigus, autant qu'en Amérique du Nord, où l'espace ne manque pourtant pas, l'enfant qui jette aujourd'hui un coup d'oeil par la fenêtre (car il ne sort plus!) a de fortes chances de ne voir comme animaux que des écureuils, des pigeons et des chats en liberté, ce que confirme une étude publiée en 2004 dans la revue scientifique Bioscience

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«Dans les villes à travers le monde, écrivent les chercheurs américains, la plupart des résidants se concentrent dans des quartiers ayant une biodiversité grandement appauvrie. La conséquence est tragique et sous-estimée: des milliards de personnes n'auront jamais l'occasion de développer un intérêt pour la nature.»

À l'urbanisation s'est ajoutée la popularité du petit écran, encore plus avec l'avènement d'émissions éducatives dans les années 70. Trop contents que leurs bambins cessent de «perdre leur temps», les parents ont tout de suite vu les bienfaits de cette télé positive qui apprenait tant de belles choses à leur marmaille.

La popularité de Passe-Partout ici et de Sesame Street ailleurs a incité les chaînes de télévision à en offrir plus aux enfants, privilégiant avec le temps, restrictions budgétaires obligent, la quantité plutôt que la qualité. Les amis de Cannelle et Pruneau, de Big Bird et Elmo ont eu des enfants à leur tour. Le petit écran a pris une place grandissante, allant même parfois jusqu'à remplacer la gardienne, voire le temps parental accordé aux bouts de chou.

Ajoutons à cela les Nintendo, devenus Xbox, devenus Wii, si chers aux jeunes générations. La place prépondérante de l'auto dans l'aménagement des villes. La culture de la peur alimentée par les nouvelles en continu. L'illusion si caractéristique de notre époque du sacro-saint risque zéro. Et le contrôle parental, croissant à mesure que le nombre d'enfants par ménage décroît.

Résultat: nos enfants s'enferment de plus en plus pour profiter des avantages de la maison, mais aussi pour s'isoler des dangers de l'extérieur. Mot d'ordre général: la sécurité, surtout pas l'expérience.