Se peut-il que mon vote fasse la différence, c'est-à-dire qu'il décide qui va être élu dans ma circonscription? Nous savons tous intuitivement que c'est très improbable. En fait, mon vote ne peut faire la différence que si le candidat que j'appuie est élu alors qu'il aurait perdu si je n'avais pas voté. À partir d'un examen systématique de toutes les élections fédérales tenues au Canada depuis 1945, j'ai estimé la probabilité moyenne à une chance sur 25 000. Il est extrêmement improbable que, dans une élection provinciale ou fédérale, mon vote décide qui est élu dans ma circonscription. En toute logique, je dois conclure que vraisemblablement mon vote ne fera pas la différence.

Se poser la question

Les électeurs comprennent-ils que leur vote ne fera pas la différence?

La question est simple, mais la réponse est un peu compliquée. En fait, il faudrait savoir si les gens se posent (ou se sont déjà posé) la question. On peut supposer que beaucoup n'ont pas vraiment réfléchi à cela.

 

Par ailleurs, la très grande majorité des gens «savent» que les chances que leur vote fasse la différence sont très faibles. Ils savent qu'il y a beaucoup d'électeurs dans leur circonscription et qu'il est très rare qu'une élection se décide par un vote. Quand j'explique aux étudiants que la probabilité que leur vote soit décisif est infinitésimale, personne ne conteste. Au fond, les gens le savent bien... mais n'y pensent pas trop!

Est-on moins susceptible de voter quand on «sait» que son vote ne fera pas la différence?

Ma réponse est que cela ne joue que peu. La principale raison pour laquelle certaines personnes ne votent pas est tout simplement qu'elles se désintéressent de la politique, qu'elles ne suivent pratiquement pas les affaires publiques et qu'elles n'ont donc pas vraiment de préférence entre les candidats ou partis.

Je crois toutefois que le sentiment que mon vote ne changera rien joue un peu. À la marge, quelqu'un qui se demande s'il doit aller voter même si cela ne le tente guère sera moins porté à y aller s'il pense au fait que son vote ne fera pas la différence.

Mais alors, peut-on se demander, pourquoi la plupart des gens continuent-ils de voter (même si la participation électorale a diminué, elle demeure autour de 70% dans la plupart des pays) s'ils sentent bien (même si c'est vaguement) que leur vote ne changera rien et s'ils se montrent (généralement) cyniques à l'égard de la classe politique?

Trois raisons

Trois principales raisons peuvent être avancées. La première est qu'il est très facile de voter. Cela ne prend que quelques minutes et si cela ne vous convient pas d'aller voter le jour de l'élection, vous avez la possibilité de le faire dans les bureaux de vote par anticipation.

La deuxième raison est que, dans une campagne électorale, la plupart des gens, pour autant qu'ils suivent minimalement la campagne, viennent à penser qu'un des partis, ou des chefs de partis, ou des candidats locaux dans la circonscription, est «meilleur» que les autres. Ils ont leur «équipe» favorite, tout comme dans les sports, ou leur «candidat préféré», comme dans les émissions de télé-réalité. Et quoi de plus normal que d'exprimer ses préférences quand il est si facile de le faire?

Selon une troisième perspective, que je privilégie personnellement, il existe une autre raison plus fondamentale encore pour laquelle une fraction de la population décide de voter pratiquement à chaque élection, même si souvent la politique ne les intéresse guère et s'ils se méfient de tous les politiciens, y compris ceux pour qui ils votent. Cette raison, c'est qu'ils conçoivent le vote non seulement comme un droit, mais également comme un devoir moral. Pour ces personnes, le «bon» citoyen vote, et elles auraient l'impression que ce ne serait pas «correct» de ne pas voter.

J'en viens donc à la conclusion que la prise de conscience lucide que mon vote ne fera pas la différence n'incite que très faiblement à l'abstention et que le principal facteur qui incite à la participation est le sentiment plus ou moins diffus et réfléchi que le bon citoyen se doit d'aller voter.

Est-il rationnel de voter? De là, il n'y a qu'un petit pas à faire pour déduire que la décision de voter ou de ne pas voter ne relève pas d'un calcul rationnel des bénéfices et des coûts. On vote ou on s'abstient pour des raisons qui ont peu à faire avec la rationalité, tout au moins la rationalité entendue dans un sens strict. Et c'est pour cela que plusieurs d'entre vous vont voter même si vous savez (avec plus ou moins de lucidité) que votre vote ne fera pas la différence.

(1) Ce texte est un extrait adapté du livre La politique en questions, (Presses de l'Université de Montréal, paru le 26 septembre). L'ouvrage réunit les textes des professeurs de science politique de l'UdM à l'occasion du 50e anniversaire du département: www.pol.umontreal.ca

L'auteur est professeur au département de science politique de l'Université de Montréal (1).