Deux événements récents sont venus mettre en évidence une réorientation de la politique internationale de la Turquie qui se dessinait ces dernières années. De tous les membres de l'OTAN, la Turquie a été le seul à s'opposer aux sanctions imposées à l'Iran par le Conseil de sécurité de l'ONU. Elle a été aussi le principal animateur de la campagne internationale pour dénoncer et isoler Israël à la suite de l'assaut meurtrier donné contre la flotte de navires qui entendaient défier le blocus de Gaza. Cette réorientation est d'une importance géopolitique majeure pour l'ensemble de la région du monde dont elle fait partie.

Dirigée par un parti islamique depuis plusieurs années, la Turquie était et demeure un État à la fois laïc et démocratique. Elle était vue tant aux États-Unis qu'en Europe comme le modèle par excellence pour «la modernisation» du monde arabe et musulman. Elle était perçue à juste titre comme un rival de l'Iran au Proche-Orient et entretenait de très bonnes relations diplomatiques et de tous ordres avec Israël. Tout cela était vu par les États-Unis, l'OTAN et par Israël (qui se targue avec raison d'être à côté du monde arabe le seul État démocratique) comme la preuve que la démocratie était une garantie de convergence et de compromis politiques. La convergence des politiques internationales n'est visiblement plus en au rendez-vous.

On peut d'abord singulariser deux causes qui l'ont fait cesser. Il y a tout d'abord l'invasion de l'Irak par George W. Bush et ses conséquences pour la Turquie: la prolifération du terrorisme partout et chez elle, et l'émergence en Irak (avec l'aval américain) d'un Kurdistan «de facto» indépendant qu'elle voit comme une menace à son intégrité territoriale.

D'autre part, pendant des années, les gouvernements turcs ont multiplié tous les efforts pour que leur pays puisse devenir membre de l'Union européenne. Face au refus maintenant escompté, le gouvernement Erdogan en a finalement fait son deuil. Il a en conséquence recentré sur sa région d'appartenance immédiate, le Proche-Orient, sa politique internationale et ce qu'il y voit comme la mission de la Turquie.

Pour ce qui est de l'Iran, la Turquie est persuadée que les sanctions n'entraîneront pas son arrêt de l'enrichissement de l'uranium et craint qu'elles n'ouvrent la porte à des bombardements contre ses installations nucléaires (auxquels les États-Unis répugnent visiblement) mais qu'Israël menace d'entreprendre unilatéralement. C'est là pour elle le plus catastrophique des scénarios possibles, susceptible de déstabiliser toute la région, bien davantage encore que la guerre d'Irak. Le premier ministre Erdogan est convaincu qu'avec des assurances de sécurité et de coopération économique, Téhéran se contentera de devenir un «État nucléaire virtuel», soit un État (comme le Canada ou le Japon) qui maîtrise tout le processus d'enrichissement de l'uranium et qui acceptera de s'arrêter là.

Le durcissement de la politique turque à l'endroit d'Israël, qui depuis la guerre et le blocus de Gaza vient de connaître son moment le plus fort, a considérablement accru la popularité de M. Erdogan en Turquie et dans la population de tous les pays arabes. C'est là la conséquence plutôt que la cause de la révision de sa politique. Il considère sa politique conciliatrice antérieure comme un échec en aggravation constante. Il voit (comme à la Maison-Blanche d'ailleurs) le refus d'Israël de mettre fin à toute nouvelle implantation de colons juifs comme la poursuite d'une annexion rampante de territoires toujours plus importants de la Cisjordanie, qui empêche tout compromis possible sur la création d'un État palestinien et toute perspective de règlement d'un conflit qui mine la région depuis des décennies.

M. Erdogan peut-il vraiment espérer entraîner Washington et ses partenaires de l'Alliance atlantique sur son terrain? À son arrivée au pouvoir, les positions du président Obama sur l'Iran et sur une solution du conflit israélo-arabe concomitante à une nouvelle politique américaine dans la région n'étaient pas si éloignées des siennes. Mais la perspective de l'affaiblissement de son autorité politique à Washington dans les mois à venir permet d'en douter sérieusement.