La possibilité de mourir «naturellement», en conséquence normale de la perte de fonctions vitales qui accompagne le vieillissement ou une maladie sévère, semble désormais pratiquement impossible.    

Dès que vous êtes pris en charge par le système médical, vous perdez tout contrôle sur la façon dont vous auriez souhaité terminer votre vie. La mission de prolonger la vie, en apparence noble, a désormais priorité sur toutes autres considérations. À moins d'une mort accidentelle ou d'une mort subite, il faut s'attendre à une longue agonie qui en bout de ligne n'aura qu'apporté souffrances morales et psychologiques à la fois au mourant et à son entourage. Le seul réconfort : la statistique voulant que l'espérance de vie soit toujours à la hausse, semblable à un indice boursier.

Comment en sommes-nous rendus à prolonger l'existence dans des conditions inhumaines? Mon travail me demande de passer du temps dans des centres spécialisés pour les gens en «perte d'autonomie». Des personnes souffrant, entre autres, d'alzheimer, de Parkinson, de démence. De fait, elles n'en souffrent pas car chaque épisode de lucidité menant à toute expression d'agressivité, de révolte ou de tristesse est rapidement subjugué par une médication plus puissante. Ces personnes n'ont plus rien de l'homme d'affaires, de l'épouse, de la grand-maman, qu'il n'y a pas si longtemps ils ont été. Je ne peux qu'observer les allers et venus de zombis confinés à un mouroir où ils seront maintenus en vie le plus longtemps possible.

L'autre jour, je suis allé visiter Jean-Claude (nom fictif). On m'avertit aussitôt que ce n'est pas une bonne journée, il aurait attaqué une préposée avec une fourchette, puis a plongé dans le mutisme qui le caractérise. Je prends doucement contact avec lui et lorsqu'il me regarde, je lui demande comment ça va aujourd'hui. «De la merde!», qu'il me répond. Un peu plus tard, il me dit qu'il en a son voyage, que les journées sont trop longues, qu'il veut partir et me demande de l'aider...

Il y a aussi Yvon (nom fictif) qui s'est cassé le cou il y a plus de 10 ans dans un accident de travail. Une procédure chirurgicale expérimentale à l'époque lui a «sauvé la vie», ou plutôt condamné à être prisonnier d'un corps inerte. À chaque matin, il se réveille déçu d'être encore en vie, car il aurait préféré mourir plutôt que de vivre ainsi. Il pense maintenant faire un voyage aller-simple dans un pays ou l'euthanasie est permise.

En contrepartie, il y a Marc (nom fictif) qui est atteint d'une maladie dégénérative très rare pour laquelle l'espérance de vie se situe entre 20 et 30 ans. Il a maintenant 26 ans et lui, malgré sa paralysie totale, a très peur de mourir et souhaite vivre le plus longtemps possible.

La question de l'euthanasie n'est pas simple, notre opinion sur ce sujet est déterminée par nos valeurs et surtout par nos croyances. Par contre, je considère qu'à la base, le débat sur l'euthanasie est fortement biaisé, puisque le principe de la mort naturelle en est exclu. L'établissement médical ne permet pas à un malade de choisir une mort plus rapide par le simple retrait de la médication ou de l'appareillage qui le maintient en vie. Une mort naturelle, conséquence directe de sa maladie. Ce qui ne devrait pas être confondu avec l'euthanasie qui à mon sens, requiert une intervention qui cause la mort (ex: injection). On se donne le droit de préserver la vie à l'aide de méthodes intrusives qui une fois mises en place, deviennent irréversibles, peu importe la volonté du «patient».

On dirait que la mort est perçue comme une faiblesse, une erreur que toute une industrie s'acharne à corriger, à repousser, à camoufler. Les «progrès» médicaux, plus particulièrement ceux réalisés par l'industrie pharmaceutique, permettent de prolonger la vie ad vitam aeternam ou plutôt de maintenir les fonctions vitales du corps humain, au détriment de la dignité, de la vie elle-même.

Il ne faudrait pas non plus associer la notion de mort naturelle avec un rejet des soins palliatifs qui permettent justement de créer un contexte ou il devient possible de mourir avec plus de dignité. Mourir n'est pas un problème, c'est la façon de vivre la mort qui me semble être devenue problématique dans notre société.

J'ai aussi du mal à concevoir comment on peut considérer une grande souffrance comme une « indignité ». Par expérience, pour avoir frôlé la mort à trois reprises dans des conditions qui ont généré beaucoup de souffrance, je me souviens que la souffrance n'a été qu'une étape faisant place à une transition difficile à décrire. Une espèce de salle d'attente vide où l'on attend paisiblement la suite dans un état ou toute possibilité de communication avec le monde extérieur semble effectivement très restreinte. Seul face à la mort, aucun espace pour vivre un sentiment d'indignité.

Mourir est une étape incontournable et le fait de ne pas l'accepter génère beaucoup plus de souffrances.

L'indignité se situerait davantage dans la réaction du mourant, exprimée par l'angoisse, les cris et les pleurs. Bref, dans le jugement de celui qui nous confronte à nos propres peurs, nous dérange en ne s'éteignant pas tout doucement. L'indignité, je la vois aussi dans l'attitude du personnel médical qui choisit de s'en tenir au protocole établi et de refuser une dose de morphine supplémentaire à un mourant qui vit péniblement ses dernières heures. Et que dire des nombreux suicides chez les personnes qui reçoivent un diagnostique de maladie fatale et préfèrent terminer leur vie précocement car ils savent trop bien de quelle façon on «prendra soin» d'eux lorsqu'ils ne seront plus fonctionnels.

Ce qui m'indigne encore, c'est d'intuber des personnes en phase terminale de maladies irréversibles qui n'ont plus la capacité de mastiquer ou ont même perdu le réflexe d'avaler et sont ainsi maintenues en vie artificiellement, dans une violence sur laquelle on ferme les yeux. On dénonce pourtant le gavage des oies et des canards!

Finalement, ce qui m'indigne tout particulièrement, ce sont les compagnies qui profitent largement des revenus assurés par cette nouvelle génération de clients dénués de tout recours. Les produits qui ne font que prolonger l'agonie d'une personne n'ont aucune raison d'être. L'acceptation de la mort naturelle et même d'une euthanasie sainement pratiquée est menaçante pour cette industrie puisqu'elle représente une perte de clients. Il est difficile de ne pas percevoir leur influence sur l'évolution de tout notre système de santé.