Robert Zatorre étudie la psychologie de la musique depuis plus de trois décennies. Le chercheur de l'Université McGill vient de publier dans la revue Nature Neuroscience une étude montrant que les émotions suscitées par la musique ont des similitudes avec les réactions associées aux dépendances aux drogues, à l'alcool ou au jeu. Sa découverte permettra de mieux comprendre les mécanismes de la dépendance.

Q - Pouvez-vous résumer votre découverte?

R - Nous avons étudié la réponse du cerveau au plaisir musical. Nous avons utilisé deux types d'imagerie cérébrale, deux aspects de cette réponse neuronale. La première technique est la tomographie par émission de positrons. Elle permet d'identifier la neurochimie, quelle molécule est impliquée. Grâce à cette méthode, nous avons identifié la dopamine. C'est la première fois qu'on identifie directement la dopamine dans la réponse à la musique, même si on en avait déjà des indices.

Dans la deuxième moitié, on a repris les mêmes personnes qui écoutaient leurs pièces favorites en les soumettant à la résonance magnétique, qui n'identifie pas la chimie mais la succession dans le temps des activités du cerveau. Ça nous a permis de voir qu'il y a deux phases dans la réponse à la musique: le vrai plaisir, le moment où les gens nous disent qu'ils ressentent une espèce de frisson agréable, et, dans une autre partie du cerveau qui est activée environ 15 à 20 secondes avant le frisson, une anticipation du plaisir.

En écoutant de la musique, on a une idée de ce qui va arriver, les musiciens et les compositeurs le savent et jouent avec ça. Il y a des séquences qui se poursuivent et on sait qu'il y aura une résolution. Le plaisir qu'on peut ressentir ne se limite pas au frisson, mais est aussi associé à cette anticipation.

Q - Quel sera l'impact sur la compréhension des dépendances?

R - On voit aussi ces deux phases, anticipation et vrai plaisir, dans les dépendances aux drogues, à l'alcool, au jeu. Quand ils reçoivent leur drogue, les narcomanes ont un rush. Si on montre à une personne ayant une dépendance les choses qui y sont associées, une sensation forte de désir de cet objet, une sensation qui est en partie agréable.

Pour la musique, c'est un phénomène parallèle. Ce n'est pas une drogue, ce n'est pas la même chose. On pensait que la dopamine était seulement liée à des substances donnant des gratifications tangibles, comme l'argent pour le jeu, ou carrément biologiques, comme le plaisir pour le sexe, la nourriture, l'alcool, les drogues. Mais avec la musique, la gratification est abstraite, esthétique. Nous pensons que ça vaut la peine d'étudier davantage cette similitude entre la réponse à la musique et les dépendances.

Ça pourrait nous aider à comprendre pourquoi il y a cet aspect d'anticipation suivi par l'expression d'émotions. Si on veut mieux comprendre ce qui se passe dans les dépendances, c'est important d'observer le phénomène en direct. On peut le faire avec la musique de manière moins dommageable qu'avec les drogues. Il pourrait aussi être intéressant d'étudier les gens qui ne sont pas capables d'éprouver un frisson musical, pour voir s'il y a plus ou moins de dépendances dans ce groupe.

Q - Pourquoi personne n'avait-il fait ce type d'expérience auparavant?

R - Ce sont des méthodes relativement neuves. Il n'y a pas beaucoup de laboratoires dans le monde qui ont la capacité technique de le faire. Des études, notamment l'une des miennes, avaient déjà démontré que cette région du cerveau avait une activité cérébrale associée à la musique. Mais la tomographie est chère. Il faut un cyclotron pour mettre un traceur radioactif sur la molécule capable d'identifier la dopamine. Ça coûte 2000$ par scan et nous en avons fait 10.

Q - Y a-t-il des différences entre individus?

R - Nous avons choisi des participants capables de ressentir de façon très stable un frisson musical. Mais le fait d'avoir ce type de réaction n'est pas rare, à peu près 75% en sont capables. Ça ne dépend pas nécessairement de la formation musicale, même si les musiciens a priori aiment davantage la musique que la moyenne de la population. Il pourrait être possible d'avoir le plaisir lié à l'anticipation sans avoir le frisson en tant que tel, mais comme nous n'avons analysé que des cas de frisson, nous ne pouvons pas le savoir. Le niveau de dopamine serait probablement moins fort.

Il faudrait aussi savoir si certaines personnes sont plus susceptibles que d'autres d'avoir le frisson, s'il s'agit d'une aptitude. Nous avons fait par le passé des études sur les aptitudes perceptuelles, par exemple l'oreille parfaite, la capacité de distinguer deux notes. Cette capacité est liée au cortex auditif, je crois que c'est un phénomène tout à fait différent du plaisir. Donc, même si on a l'oreille parfaite, on n'a pas nécessairement des frissons plus fréquents ou plus forts en écoutant de la musique. Des gens peuvent avoir une oreille plus ou moins bien développée tout en étant capables de comprendre ce qui arrive et d'avoir du plaisir.

Q - Le fait de connaître la pièce à l'avance crée-t-il une différence?

R - Contrairement à d'autres études, nous avons utilisé des pièces que les participants aimaient déjà. C'est ce qui explique, je crois, que nous ayons obtenu des résultats aussi probants. Mais nous croyons qu'il est quand même possible d'avoir cette expérience d'anticipation avec de nouvelles pièces.

Des psychologues ont étudié la réponse à la musique et généralement, les personnes sont capables de savoir où une pièce musicale s'en va si elle suit des règles ou des styles connus. La musique tonale, par exemple, a des règles plus ou moins prévisibles. Une personne peut comprendre intuitivement ces règles même si elle n'est pas capable de les expliquer comme un musicologue. La mémoire et la compréhension de la structure musicale sont deux aspects qui jouent dans le plaisir lié à l'anticipation. D'autre part, il a été démontré expérimentalement que la reconnaissance améliore généralement l'appréciation d'une pièce. C'est pour cette raison qu'il faut parfois plusieurs écoutes avant d'apprécier un nouvel album d'un artiste qu'on aime bien.

Q - Cette faculté existe-t-elle chez les animaux?

R - C'est une question controversée. À mon avis, il n'y a aucun phénomène comparable à la musique humaine chez les animaux. Il y a des sons qui ressemblent à notre musique, qui nous semblent musicaux, chez les oiseaux par exemple, mais je ne suis pas convaincu que c'est la même chose. Les oiseaux chantent pour défendre leur territoire, les mâles pour attirer les femelles. C'est une autre raison que l'esthétique. Et ce n'est pas nécessairement très relié.

Q - Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la psychologie de la musique?

R - À l'université, j'étais musicien. Je jouais de l'orgue. Mais les sciences m'ont aussi toujours intéressé et j'étais meilleur scientifique que musicien. En orgue, de plus, il est difficile d'avoir une carrière. Je ne voulais pas abandonner la musique alors j'ai trouvé ce champ de recherche. J'ai été très chanceux d'avoir des professeurs qui m'ont encouragé.