L'impact des revenus sur le développement cognitif est visible dès l'âge de 1 à 2 ans, a constaté le psychologue texan Elliot Tucker-Drob. Ces résultats, obtenus après l'étude de 750 paires de jumeaux, ont fait les manchettes en mars. Mais les médias ont surtout retenu un autre aspect de ses travaux: chez les riches, l'influence des parents sur le développement intellectuel de leurs enfants s'avère limitée. Mathieu Perreault s'est entretenu avec lui.

Q: Comment vous êtes-vous intéressé à cette question?

R: Le débat sur les gènes et l'environnement dure depuis longtemps. Il a surtout été caractérisé par une opposition entre deux visions: les chercheurs qui considéraient que les gènes expliquent tout, et ceux qui pensent que tout se passe après la naissance. On a tout récemment réalisé qu'il n'y a pas de conflit entre ces deux visions, parce que l'environnement influence le développement des gènes de l'intelligence.

Q: Pouvez-vous résumer vos résultats?

R: D'autres chercheurs ont montré cette interaction des gènes et du milieu socio-économique à l'école primaire. Nous sommes les premiers à le montrer dès l'âge de 10 mois. L'effet grandit avec le temps. Nos données pour les enfants de 2 ans montrent que chez les 5% les plus pauvres, l'influence des parents, s'ils parlent à leur enfant, l'encouragent dans ses jeux, explique presque la totalité des variations de développement cognitif. Chez les 5% les plus riches, seulement la moitié de la variation de développement cognitif s'explique par les différences d'investissement parental, le reste dépend des gènes.

Q: Les résultats aux tests cognitifs à 2 ans prédisent-ils la performance scolaire?

R: En général, oui. Nous avons suivi ces enfants jusqu'à l'âge de la maternelle, et même si nos analyses ne sont pas encore publiées, je peux vous dire que la relation entre les résultats à l'âge de 2 ans et à la maternelle est très bonne. Les meilleurs à 2 ans sont toujours les meilleurs à 6 ans.

Q: Comment le niveau socio-économique influence-t-il le développement cognitif?

R: L'une de nos hypothèses est que les parents n'ont pas seulement une influence directe, mais aussi indirecte. Par exemple, si un enfant est intéressé par un type de jouets, comme un casse-tête, les parents des milieux favorisés auront plus de facilité à lui fournir davantage de ces jouets. Si le parent ne répond pas aux besoins de l'enfant, son développement sera entravé. Ce type d'action indirecte n'est pas bien mesuré par les évaluations de la compétence parentale. C'est ce qui explique que dans les milieux aisés, l'influence parentale semble moins importante.

Q: Qu'en est-il des parents riches qui confient leurs enfants à une gardienne (nanny)?

R: Des études ont montré que chez les familles pauvres, plus les parents travaillent, moins l'enfant est stimulé par ses parents. Dans les familles riches, il n'y a pas de relation entre la stimulation et le travail. Quand ils rentrent à la maison, les parents riches peuvent se consacrer à leurs enfants, parce que les tâches ménagères ont été confiées à des employés. On peut aussi considérer que chez les très riches, avoir une gardienne qui vit à la maison parce qu'ils travaillent beaucoup est l'équivalent de payer très cher pour avoir une excellente supervision pour ses enfants. C'est l'équivalent d'avoir une très bonne garderie.

Q: Les médias ont rapporté que l'investissement parental a moins d'impact sur le développement cognitif chez les riches que chez les pauvres. Est-ce une distorsion de votre travail?

R: Il est exact que dans les milieux plus riches, l'environnement parental joue un rôle moins grand que dans les milieux plus pauvres. L'aisance matérielle permet à ces enfants d'exprimer leurs gènes, qui jouent donc un rôle plus grand dans le développement cognitif. On peut considérer que c'est une preuve que les parents riches portent une attention exagérée à la réussite de leurs enfants, que ceux qui doivent être bons à l'école le seront quel que soit le nombre de tuteurs qu'on engagera. Mais il reste tout de même une influence parentale. Et je trouve beaucoup plus important d'insister sur le fait que dans les milieux pauvres, une intervention auprès des parents, pour qu'ils encadrent mieux le développement cognitif de leurs enfants, a un très grand impact.

Q: Vos résultats ont-ils des implications pour le financement des garderies?

R: Je ne veux pas faire de recommandations spécifiques. Mais j'imagine que ces résultats sont très utiles pour ceux qui veulent augmenter le financement des garderies, particulièrement en milieu défavorisé.

Q: Vaut-il mieux pour un enfant pauvre d'aller à la garderie, ou que ses parents reçoivent de l'aide financière ou pédagogique?

R: J'ai fait d'autres recherches sur l'intervention préscolaire, qui montrent que plus on intervient tôt, plus on a un effet à long terme. Mais il est aussi établi que les interventions auprès des parents des milieux défavorisés peuvent avoir des effets. Il faudrait mesurer l'impact de deux programmes auprès de populations semblables pour voir quelle approche est plus efficace financièrement.

Q: Et pour le financement des universités? Vaut-il mieux avoir des droits de scolarité moins élevés pour aider les étudiants de milieux défavorisés?

R: D'autres études montrent qu'il vaut mieux investir tôt dans le développement et qu'au collégial, il est très difficile d'avoir un impact. En ce sens, il vaudrait mieux réserver les subventions aux garderies et à l'école primaire, à la limite au secondaire. Mais il est certain que rien n'est impossible à changer. Alors même à l'université, on peut contrer l'effet de la pauvreté.

Q: Est-il possible que les gens pauvres aient plus souvent des mauvais gènes, ou alors que les gens riches aient plus souvent des bons gènes, pour ce qui est de l'intelligence?

R: C'est une question qui mérite d'être étudiée. Le problème, c'est que plusieurs gènes sont impliqués dans le développement cognitif. Aucun d'entre eux n'a d'effet très marquant à lui seul. Alors, il est très difficile d'analyser la distribution de ces gènes dans la population.

Q: Vous écrivez que le volume du cerveau peut prédire les capacités cognitives. Cette hypothèse n'a-t-elle pas été discréditée depuis un siècle?

R: Les tentatives d'établir ce lien au XIXe siècle ont échoué. Mais depuis 15 ans, des chercheurs ont utilisé l'imagerie médicale pour mesurer des régions très précises du cerveau. Leurs résultats sont assez convaincants. Il semble y avoir une relation modérée entre la taille de différentes régions du cerveau et les résultats aux tests cognitifs. La génétique semble jouer un rôle dans le développement de ces régions. Les mêmes gènes ont été liés à leur taille et aux résultats de certains tests cognitifs.

Q: Qu'étudiez-vous en ce moment?

R: Nous allons essayer de mieux comprendre les mécanismes liant génétique, milieu socioéconomique et développement cognitif. Je m'intéresse aussi au vieillissement cognitif et au développement de la personnalité, toujours par rapport aux gènes et au milieu socioéconomique.

Photo: fournie par Elliot Tucker-Drob

Elliot Tucker-Drob