Montréal, quelque part en 2018. Le boxeur Adonis Stevenson stationne sa Ferrari sur la 24e Avenue, dans le quartier Saint-Michel. Il va faire « rafraîchir » sa coupe de cheveux. Les jeunes garçons qui sont sur place ne manquent pas de lui rappeler sa chance de conduire pareil bolide. Le boxeur leur répond alors que cette vie comporte son lot de risques : « Chaque fois que je monte sur le ring, leur aurait-il dit, je mets ma vie en danger. » Peu de temps après, il perdait son combat contre Oleksandr Gvozdyk et frôlait la mort.
Des récits comme celui-là, Rehul Jules en a des tonnes à raconter à son salon de coiffure, fréquenté essentiellement par des hommes d’origine haïtienne. Rehul Design est l’image typique que l’on se fait des traditionnels barber shops : un décor pas très léché, plutôt chargé même, mais accueillant ; beaucoup de va-et-vient et cette impression de fête perpétuelle à laquelle sont invités une poignée d’habitués. L’endroit est à la fois intrigant et intimidant.
En plein cœur d’un quartier résidentiel où tout le monde semble se connaître, le salon de coiffure accueille bien sûr son lot de vedettes – Jean Pascal, Corneille, Bruny Surin, Wyclef Jean –, comme se plaît à les énumérer le barbier âgé de 50 ans, lui aussi devenu célèbre.
Et puis il y a les gens ordinaires, mais non sans histoire, qui fréquentent l’établissement. « Juste avant que vous arriviez, j’avais un client qui me parlait de sa blonde », raconte Rehul en tentant d’enterrer les bruits de rasoirs et le son de la musique des Caraïbes qui joue à tue-tête. « Il sent qu’elle va le laisser. Il voulait parler à quelqu’un et c’est à son coiffeur qu’il voulait parler. Je sentais que ça lui faisait mal, je sentais toute sa peine. »
« Un autre m’a déjà dit : “J’ai le cancer, je vais mourir.” »
Des mariages à n’en plus finir
À la fin de l’été, la situation en Haïti était de toutes les conversations au salon en raison de l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet, suivi d’un important séisme en août. « C’est le gros sujet. Ça nous touche tous. On a tous de la famille là-bas. On dirait qu’on n’a pas de répit. On n’a jamais de répit », se désole celui qui admet toutefois ne pas connaître « grand-chose » de son pays natal puisqu’il est arrivé au Québec à l’âge de 3 ans. Ce qui ne le rend pas moins sensible à ce qui s’y passe.
Il y a aussi les moments heureux. « Presque tous mes clients qui se marient m’invitent à leur mariage », affirme Rehul Jules tout en coiffant un homme silencieux, intimidé par la présence d’une journaliste et d’une photographe. Vous parlez peu, lui a-t-on fait remarquer. « Oui, c’est parce que vous êtes là », répond-il du tac au tac, déclenchant le fou rire de son barbier. Or, c’est plutôt la gent féminine qui pourrait se sentir mal à l’aise dans cet endroit, même si le classique « bienvenue aux dames » est de mise ici.
La porte leur est toute grande ouverte, assure Rehul.
Mais il y a beaucoup de femmes qui sont intimidées quand vient le temps d’entrer. C’est une place d’hommes avant tout.
Rehul Jules
Et ces hommes le suivent depuis longtemps. Certains partent même d’Ottawa pour une « thérapie » par les cheveux. Avant l’ouverture du salon sur la 24e Avenue, les adeptes de Rehul Jules allaient s’asseoir sur sa chaise… au sous-sol de sa maison.
« C’est là que tout a commencé », se rappelle-t-il, ajoutant dans la foulée que les clients pouvaient parfois compter jusqu’à huit heures d’attente. « C’était le party ! »
Mais la fête manquait… de lumière. « Dans le sous-sol, je ne voyais pas à l’extérieur et ça a commencé à me taper sur les nerfs. »
Maintenant, avec les multiples miroirs, les néons, les lumières encastrées au plafond et les fenêtres sur le devant, l’homme manie ciseaux et rasoir en pleine clarté.
Le grand retour des barbiers
Plus au sud, rue Saint-Zotique, Arturo Aburto admet s’être ennuyé, pendant la fermeture des salons, de Danny, barbier d’origine dominicaine chez Magik Barber Shop dans le quartier Rosemont. Ici, ce sont les airs de bachata de Romeo Santos qui retentissent dans les haut-parleurs.
Le jeune homme qui vient presque tous les 16 à 20 jours raconte avoir tenté de se raser lui-même, sans succès. Il a brisé son rasoir à la première utilisation, confie-t-il en riant sous le regard sérieux de Jay, le propriétaire de l’endroit qui a refusé de répondre à nos questions, nous renvoyant au souriant Danny, barbier depuis huit ans.
« Vous allez rester longtemps ? », nous a demandé Jay dans un anglais hésitant, puis en espagnol. Le malaise s’installe. La question reviendra à quelques reprises, jusqu’à ce que l’on quitte les lieux, confirmant que ces salons sont tout de même des repaires d’habitués, peu fréquentés par des femmes, surtout si elles posent trop de questions…
Heureusement, Danny, Arturo et son ami venu se faire coiffer chez Magik Barber Shop pour la première fois répondent à nos questions avec amusement. Ils parlent des clients, des hommes de toutes nationalités, beaucoup de Latino-Américains.
Des endroits comme celui-là, sortes de repaires d’hommes où on affirme avec politesse que les femmes peuvent venir, sont légion à Montréal. « Ici, on jase de tout et de rien. Des sujets d’hommes », affirme Danny d’un air sérieux. Message reçu.
Y en a-t-il plus qu’avant ?
Mathieu Courtemanche, copropriétaire de cinq succursales des salons Les Barbares et barbier depuis 19 ans, confirme qu’il y a un engouement depuis les dernières années. Selon lui, « l’homme blanc » avait délaissé le salon de barbier classique où son grand-père pouvait passer une journée en sirotant un café. Le port des cheveux plus longs pendant certaines décennies explique en partie cet abandon, dit-il. Alors que certaines communautés culturelles comme les Haïtiens et les Latino-Américains portent davantage le cheveu court, d’où le grand nombre de salons de barbier tenus par des représentants de ces communautés.
« De notre côté, il a fallu faire passer les gars du salon de coiffure au barbier », explique-t-il.
Aller chez le barbier pour s’intégrer
L’histoire des salons de barbier remonte aux XVIIIe et XIXe siècles, alors que les esclaves noirs – surtout des hommes et parfois des femmes – devaient couper et coiffer les cheveux de leur maître, raconte Cheryl Thompson, professeure adjointe en industrie créative à l’Université Ryerson à Toronto et auteure d’un livre sur le sujet. En arrivant en Amérique, ils se sont familiarisés avec les standards de beauté du continent, comme les cheveux courts. Une fois asservis, ces anciens esclaves ont vu, avec les salons de barbier, une façon de gagner leur vie.
« [Aujourd’hui] ces entreprises existent grâce au bouche à oreille, elles ne font pas de publicité, elles s’appuient donc sur une clientèle fidèle », souligne la spécialiste. Elle va plus loin en ajoutant que les salons de barbier deviennent de véritables lieux d’intégration pour les nouveaux arrivants qui peuvent venir faire connaissance avec des gens issus de la même communauté qu’eux.