Lauréate du Prix des libraires 2021 pour son essai Maquillée, Daphné B. décortique notre rapport au web et met en lumière divers phénomènes liés aux réseaux sociaux.

Plusieurs journalistes qualifient la guerre russo-ukrainienne de première guerre TikTok, faisant écho au rôle pivot qu’a joué la télévision dans la guerre du Viêtnam, ou encore celui tenu par Facebook et Twitter au cœur du Printemps arabe. Or, si les plateformes médiatiques nous aident à documenter les luttes armées, elles façonnent aussi notre perception des évènements. Quand de jeunes tiktokeurs prennent les armes, quelles images de la guerre mettent-ils de l’avant ? Exactement ce que TikTok attend d’eux : ils dansent sur du Manu Chao en agitant leur kalachnikov.

Dans une tenue militaire aux couleurs de l’Ukraine, Nekoglai, tiktokeur de 22 ans, danse sur un succès de 2001 et glisse un coquelicot derrière son oreille. Me gustas tú, dit la chanson : « Tu me plais ». Le jeune homme aux yeux doux en profite pour exhiber son arme et ses munitions. Dans la section des commentaires, des filles de partout se pâment. Au milieu des « slava Ukraini ! » jaillissent régulièrement des demandes en mariage. Moi-même, j’ai liké sa vidéo virale.

Mais Nekoglai n’est pas un frère d’armes ordinaire. C’est un créateur de contenu professionnel. Très populaire auprès de la communauté Twitch russe, ce streamer moldave habitait jusqu’à tout récemment en Russie. En fouillant un peu, on s’aperçoit qu’il est aussi un artiste hip-hop qui accumule des millions de vues sur YouTube. Quand il ne rappe pas devant des piles de cash, il escalade une limousine rose. En novembre 2022, il aurait été expulsé de Russie après avoir publié une vidéo TikTok qui aurait déplu au régime. On l’aurait détenu et torturé, ce qui l’aurait convaincu de rejoindre les rangs de l’armée ukrainienne.

PHOTO FOURNIE PAR NEKOGLAI

Nekoglai, tiktokeur de 22 ans

Regardez la vidéo sur le compte TikTok

Son histoire atypique nous aide à contextualiser sa vidéo, mais elle n’explique pas pour autant son succès. Si son clip pullule sur l’appli, ce n’est pas parce qu’il dresse un portrait vraisemblable de la guerre. Sa viralité a peut-être plus à voir avec le fait qu’il épouse à la perfection la grammaire de l’application développée par le géant chinois ByteDance.

Une guerre à la sauce TikTok

Lancée en 2017, l’application sociale de partage de vidéos est à l’origine axée sur la danse et la musique. Nombreuses sont les vidéos TikTok qu’on pourrait qualifier de thirst traps, expression qui désigne les publications aguicheuses qui visent à séduire le plus de spectateurs possible, comme cette vidéo où un Nekoglai souriant se déhanche. Sur TikTok, même la guerre peut être convertie en contenu rythmé, séduisant et accrocheur. Des vidéos comme celle du jeune homme n’en documentent pas les effets dévastateurs : elles la rendent sexy.

Dans la mesure où beaucoup de ces vidéos décontextualisent les conflits armés auxquels elles font allusion, la tenue militaire apparaît moins comme une nécessité qu’un costume viril, le signe d’un sacrifice louable. Dans la foulée de Negoklai, les vidéos de militaires qui dansent désormais sur Me gustas tú semblent toutes interchangeables. Les combattants précisent rarement le nom de l’armée à laquelle ils appartiennent. Ce qui a l’air de primer, c’est l’idée abstraite d’une guerre et l’espèce de bravoure qui s’y rattache. Cette idée concourt à créer une image attirante et leur permet de décrocher le Saint-Graal du web social : un maximum de vues.

Une tendance qui fait des petits

Bien vite, ce sont de jolies filles de l’Armée de défense d’Israël que j’ai vues sourire à mon écran et glisser une fleur derrière leur oreille, leur lourd fusil en bandoulière. En février 2022, alors même que la Russie envahissait l’Ukraine, Amnistie internationale dénonçait pourtant ce que l’organisation appelle le « régime d’apartheid d’Israël » puisque dans les territoires occupés, « la population palestinienne est traitée comme un groupe racial inférieur et elle est systématiquement privée de ses droits ». C’est à se demander à qui cette glorification de l’armée profite vraiment.

Si les représentations médiatiques de la guerre finissent toujours par façonner l’idée qu’on se fait d’elle, il est important de les interroger. Quel point de vue ces images véhiculent-elles ? Ou plutôt, qu’est-ce que la danse séduisante de Nekoglai ne nous dit pas ?

Car la guerre n’est pas une tragédie pour tous, elle peut aussi engendrer des recettes considérables. Et à qui profite la représentation sexy d’une guerre passe-partout, si ce n’est à l’industrie de l’armement ?

Avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine, deux des plus grandes entreprises de défense au monde annonçaient déjà à leurs investisseurs que les tensions croissantes entre les deux pays laissaient présager de bonnes affaires.

Les médias numériques travaillent-ils dans l’intérêt de ces profiteurs de guerre ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne sont pas neutres. Ils ont même tendance à privilégier des discours particuliers. Récemment, Facebook a même été accusé de faciliter la propagande génocidaire en Éthiopie. Or, les habitants du Tigré n’ont pas eu le luxe de se mettre en scène sur TikTok et de livrer leur point de vue. Quand la guerre a commencé en 2020, les Éthiopiens de la région ont plutôt été privés de l’internet et se sont retrouvés coupés du monde pendant plus de deux ans.

Regardez une vidéo de Nekoglai sur son compte TikTok Regardez une vidéo de Nekoglai sur son compte TikTok Regardez une vidéo de Nekoglai sur son compte TikTok