Lauréate du Prix des libraires 2021 pour son essai Maquillée, Daphné B. décortique notre rapport au web et met en lumière divers phénomènes liés aux réseaux sociaux.

Je passe des heures à regarder des internautes essayer des aliments populaires sur TikTok. Certains s’extasient comme s’ils venaient de goûter au ciel, tandis que d’autres retiennent leur petit vomi. Leurs réactions me fascinent et je suis loin d’être la seule : les tests de goût cartonnent sur les réseaux sociaux. Si on se délecte de ce type de contenu, c’est parce qu’on a soif de vrai et d’authenticité.

En fait, les tests de goût ont l’avantage de laisser place à la spontanéité. On ne sait pas toujours comment nos papilles vont réagir, alors il est difficile de contrôler le spectacle qu’on donne à voir. Notre corps s’empresse souvent de nous trahir : on salive, on pleure, on tousse et on recrache. Alors pas le choix de s’abandonner pleinement à l’expérience ! La sincérité qui se dégage de ces vidéos fait contraste avec l’identité aspirationnelle qu’Instagram nous a habitués à véhiculer. Dans l’univers de la dégustation numérique, personne n’est obligé d’être parfait.

Le Québécois Antoine B. Côtes a fait du test de goût la pierre angulaire de sa présence numérique. C’est en plein cœur de la pandémie que le créateur de 35 ans s’est tourné vers TikTok et son esthétique moins léchée : « Je me faisais bombarder de photos parfaites sur Instagram. [...] Je ressentais une pression. » Même la culture culinaire numérique devenait toxique.

Je voyais des gens qui faisaient des déjeuners qui prennent quatre heures à faire pour leurs enfants. Je me disais : “C’est impossible ! Le vrai monde, ce n’est pas comme ça qu’il déjeune le matin.”

Antoine B. Côtes, tiktokeur

Antoine s’est donc mis à déguster des aliments sans prétention comme des toasts au creton ou des bonbons cheapettes du Dollarama, tout en faisant part de ses impressions à l’écran. Aujourd’hui, le tiktokeur compte plus de 285 000 abonnés.

La petite sauce qui rend vulnérable

Le test de goût est si répandu qu’il est même au centre d’un des talk-shows les plus populaires des États-Unis, Hot Ones, une émission diffusée sur YouTube depuis 2015 et animée par Sean Evans. Dans chacune des entrevues, la star invitée est appelée à manger dix ailes de poulet de plus en plus pimentées. La sauce piquante est parfois si intense qu’elle plonge les célébrités dans des états vulnérables et les oblige à se dévoiler. Selon Evans, en les poussant dans leurs derniers retranchements, ces dégustations casse-gueules humanisent les vedettes. « Celles qu’on voit toujours défiler sur les tapis rouges [...] se retrouvent en train de suer leur vie, de cracher dans des seaux », dit-il.

Regardez la vidéo de Sean Evans (en anglais)

Les grandes entreprises n’ignorent pas l’emprise culturelle des tests de goût. Elles en profitent en introduisant sur le marché des produits inusités. Tout récemment, c’était les Skittles à la moutarde, le ketchup infusé au Pepsi ou encore le Grimace Shake de McDonald’s. Les aliments en édition limitée dynamisent une gastronomie de l’instantané, une sorte de fast fashion de la bouffe. Cette culture rythmée par les tendances et les défis gustatifs semble pourtant compromettre l’idée d’une tradition culinaire. Mais les tests de goût n’ont pas nécessairement à célébrer la nouveauté. C’est d’ailleurs ce qu’exemplifie Antoine B. Côtes, qui prend le parti de nous faire apprécier la bouffe simple du quotidien.

Simples, jouissifs et humoristiques, les tests de goût d’Antoine font souvent cercle autour d’aliments banals et réconfortants qui renferment une dimension nostalgique. Au téléphone, il me parle de la fondue qu’il mangeait le dimanche avec sa mère et sa grand-maman.

Sans vraiment le vouloir, le créateur met en exergue les racines affectives de nos habitudes alimentaires, leur paysage mémoriel.

La surprise surgit dans les détails : l’emballage suranné des chocolats Cherry Blossom, par exemple, ou encore le nom saugrenu des friandises « agaces-langue sures ».

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TIKTOK D’ANTOINE B. CÔTES

Antoine B. Côtes teste un Cherry Blossom.

Regardez la vidéo d’Antoine sur TikTok Regardez la vidéo « agaces-langue sures » d’Antoine sur TikTok

À l’heure où le prix du panier d’épicerie bondit, les rituels culinaires d’Antoine se veulent aussi abordables. « Des bols avec 8000 ingrédients qui coûtent 75 piasses à faire, c’est pas vrai que tout le monde peut se payer ça », dit-il. Ainsi, le tiktokeur n’hésite pas à déguster des beurrées de marmelade ou des assiettes de restants.

Souvent, les gens se confient à lui : Antoine leur aurait redonné le goût de manger des choses simples ou de manger tout court. S’il les aide malgré lui à développer un rapport sain à la nourriture, c’est peut-être parce que ses vidéos se situent aux antipodes d’un désir de performance ou de perfection. L’idée est d’avoir du fun, et ça fonctionne. Son plaisir est contagieux, et ses vidéos presque aussi réconfortantes que la bouffe qu’il teste devant nos yeux ! Personnellement, je rêve du jour où Antoine animera son propre talk-show gustatif. Parce que ce n’est pas que la nouveauté qui se déguste, le familier aussi !